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Il faut rendre à Descartes ce qui est à Descartes

Agnès DE SOUZA

06 / 1996

Non seulement le matérialisme mécaniste de notre science moderne n’est pas une "nécessité", une fatalité, mais ce modèle épistémologique nouveau qu’est le paradigme du sens d’Agnès Lagache a des racines dans notre culture. Il renoue avec une tradition qui a bel et bien existé mais a été "confisquée" au 19ème siècle par l’Histoire, qui n’a plus retenu, pour des raisons extérieures à la science, que ce qui menait au triomphe du positivisme technocratique. Il s’agit, à travers Descartes, Spinoza... de la tradition philosophique du 17ème siècle (et après lui, du 18ème)qui fut celle d’un inlassable questionnement des rapports de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps, pensa la nature dans son unité et sa diversité, l’être vivant comme individu et connecté aux autres, et peut beaucoup nous apprendre par sa profonde intelligence de la vie, le paradigme ouvert de sa science et cette permanente préoccupation d’un ordre éthique conçu comme nécessairement lié à l’ordre de la connaissance. Il faut, avec Agnès Lagache, relire Descartes, qui n’était pas le "cartésien" qu’on en a fait...

Tout notre siècle fait référence à Descartes, que ce soit pour rendre hommage à la rationalité de sa méthode, ou au contraire pour fustiger la supposée étroitesse de son rationalisme. Mais pour Agnès Lagache, on a réécrit l’histoire et reconstruit la philosophie cartésienne. Descartes est bien le père du rationalisme, mais parce qu’il institua les règles d’un usage rationnel de l’esprit et non au sens où nous l’entendons actuellement, ce sens tronqué qui rejette hors des limites du rationnel ce qui n’est pas matériel. Descartes n’était pas "cartésien"... Et sûrement pas mécaniste. C’est à la faveur d’un contresens que nous le rendons responsable de la fracture culturelle, dans laquelle nous vivons, entre le corps et l’âme, qu’en outre nous appelons à tort un dualisme, quand il s’agit de la juxtaposition inerte et sans communication entre eux de deux monismes antagonistes.

Si Descartes a posé le dualisme corps/esprit, c’est pour le faire fonctionner, jamais pour réduire un des deux termes à l’autre. Il n’était pas moniste. La préoccupation de toute sa vie -et de tout le 17ème siècle avec lui- a été de parvenir à éclairer le point de jonction entre les deux substances -l’étendue et la pensante- c’est-à-dire la médiation, cet opérateur essentiel à un vrai dualisme. Quels que soient ses points de départ, la science avait alors pour but d’éclairer la nature dans son entier, esprit et matière, au moyen de la raison. Le 17ème siècle eut l’extraordinaire perspicacité de comprendre que si la Raison est capable de connaître aussi bien la matière que l’esprit, c’est leur point de jonction qui constitue la clef de la connaissance à la fois de l’homme et du monde.

Aussi, la conception cartésienne de la substance étendue ne réduisit ni n’éclipsa jamais la position de la substance pensante. Elles étaient toutes deux parties de la nature et objets de connaissance : "L’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote dans son bateau", l’âme et le corps "forment une troisième substance, un être en soi-même qu’on ne peut trancher dans le vif pour réduire ses parties". Ou "L’âme ne peut être séparée de la matière, elle est unie au corps de façon à(...)composer un véritable être humain" (1637). "Corps et âme sont des substances inaccomplies et incomplètes si on en traite séparément". Et encore : "En disant nature dans un sens général, je n’implique rien d’autre que Dieu lui-même ou plutôt l’ordre et l’arrangement que Dieu a établis en créant les choses" (1642)...

C’est aux médiations entre les différents niveaux, entre événements physiques et mentaux, que le 17e siècle (et après lui, le 18e)a apporté la plus grande attention, les décrivant avec une précision et une subtilité étonnantes. Et sans jamais réduire la diversité à l’unité, qui n’est pas basée sur l’identité mais surgit des bonnes médiations entre les différences. Avec son exemple célèbre de "la douleur que j’éprouve quand je touche une braise" (1642), on voit que les niveaux du corps et de l’esprit sont distincts mais non étrangers, ils interagissent. Les sensations du corps produisent les médiations, qui combinent et font fonctionner ensemble les termes du dualisme sans jamais les confondre. C’est en ce dualisme ouvert que consiste la force de la philosophie cartésienne.

Pour Spinoza qui a fondé cette unité de la nature et consacré toute son oeuvre à cette question du lien et des passages, le corps et l’âme partagent l’ordre de la raison: "nous sommes une partie de l’ensemble de la nature dont nous suivons l’ordre"(1677). Le corps et l’esprit partagent leur obscurité et leur lumière, il serait illogique que le corps restât une matière inconnue et obscure. Il est de l’essence de l’intelligence humaine d’être capable de découvrir l’unité et la diversité de la nature: "Il y a un chemin dans l’âme et cela appartient à sa nature d’être capable de concevoir l’essence du corps d’un point de vue éternel"(1677). Dans cette perspective, la maladie est cette fracture entre l’ordre de la raison dans le corps et l’ordre de la raison dans l’âme. La santé est leur éclairage mutuel. Ecoutons cela: "Il y a mauvaise maladie quand on ne peut plus joindre dans l’ordre de la raison les affections de l’esprit et les affections du corps" (Ethique 1677). Pour A. Lagache, cette mesure entre le corps et l’esprit ressemble à une anticipation de la psychanalyse, et est également très proche de l’intuition homéopathique.

Au 17è siècle, la matière et la vie font partie de la nature et sont dans un rapport de continuité. C’est aussi ce qu’exprime le baroque à la même époque en Italie : la pierre vit, qui n’est pas que de la masse, le matérialisme n’a pas le même sens que pour nous, il est signifiant. Même Newton eut conscience des limites du paradigme mécaniste en remarquant que l’attraction ne pouvait être "une vraie force physique " et étouffait dans le postulat mécaniste qui implique que deux éléments matériels interagissent seulement par des voies externes et négatives; ce qui est contradictoire avec l’action à distance. S’exprimant dans le langage de l’époque, il appela la gravitation universelle une "force spirituelle", et il faut voir là l’indice et l’aveu d’une limite logique dont la science du 20ème siècle, elle, n’est même pas consciente.

Mots-clés

philosophie, épistémologie, éthique


, France

Commentaire

Au-delà du schisme entre matérialisme et idéalisme, cette troisième voie de l’unité de la nature -dans sa diversité- et d’union de l’âme et du corps -à travers des passages- offre des fondements épistémologiques pour l’élaboration de nouveaux objets de science et de nouvelles approches. Les approches synthétiques et les théories unitaires de la nature les plus récentes ne renieraient pas cette tradition philosophique du 17e siècle.

Source

Articles et dossiers

LAGACHE, Agnès, Notes sur les bases conceptuelles de la science in. Revue internationale de systémique (France), vol 9, n°2

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