Témoignages contrastés d’hommes de foi dans un Chili en reconstruction
06 / 1996
Quand il parcourt par le souvenir les quatre-vingts années de son existence, Don Enrique la place sous le signe de la peur de Dieu : "J’avais dans ma tête, dans mon coeur, dans ma vie toute entière, cette idée craintive de Dieu". Ce diacre qui, au soir de sa vie, vient de se marier pour la troisième fois, habite une petite maison au sommet de la Colline de l’Espérance, au coeur d’un quartier populaire du Chili. Elevé par une famille très croyante, membre de l’église évangélique, il a eu très tôt la révélation de la présence divine : alors qu’à sept ans, il était considéré comme muet, il sentit un jour "un éclair, comme une chaleur très intense" qui lui a instantanément donné la parole. Adolescent, il décide de se consacrer à la spiritualité. Il travaille également comme employé, se marie et fonde une famille nombreuse.
Sa participation aux bouleversements sociaux que connaît le Chili avant l’instauration de la dictature se manifeste surtout par la prière "Voyez-vous, je crois personnellement que c’est Dieu qui agit sur les évènements nationaux et mondiaux, au niveau politique, ces évènements qui donnent naissance à tel ou tel régime, de manière à faire comprendre aux peuples que ceux-ci ne dépendent pas des gouvernements des peuples mais de Dieu Lui-même." Plus tard, il se découvre à la fois des talents de prédicateur et un don de guérison. Cela ne l’empêche pas de rester très pessimiste "L’avenir me paraît obscur, voire apocalyptique (...). Les prophéties s’accomplissent de nos jours. Cela nous rassure, nous autres les croyants, quant au message du Christ qui a dit que l’Evangile se répandrait partout avant la fin des temps. Ce sera alors le moment de sa deuxième venue en ce monde pour s’occuper du peuple croyant, tout en déchaînant sur le monde la plus grave catastrophe qu’il ait jamais connue". Installé dans sa tragique fatalité, Don Enrique espère simplement avoir fait le nécessaire au cours de sa vie pour assurer son propre salut.
Don Carlos présente un autre visage de la foi évangélique : aussi croyant, voire mystique, il ne peut se résoudre cependant à abandonner le monde à la volonté divine. Don Carlos vit dans une petite maison aux murs bleus sur les flancs de la cordillière des Andes, au milieu de gens modestes. La cinquantaine, il est issu d’une famille paysanne très engagée dans les luttes syndicales. Ouvrier graphiste dans une petite entreprise de lithographie, Don Carlos a milité durant des années dans les organisations ouvrières, jusqu’à en devenir dirigeant. A l’époque du coup d’Etat, il est arrêté sous l’accusation de communisme, torturé et emprisonné. C’est au cours de sa détention qu’il se convertit, grâce aux lectures conseillées par un camarade évangéliste. "J’ai vraiment senti quelque chose d’extraordinaire : la présence de Dieu". Libéré après deux ans dans les geôles de Pinochet, il devient diacre et se découvre lui aussi le don de guérison. "Avec le pasteur, on fait une espèce de planning pour la semaine. Ainsi on a le temps de se préparer s’il faut au préalable pratiquer le jeûne pour aller, par exemple, chasser le démon chez quelqu’un - parce qu’il existe des démons qui provoquent la colère, la séparation des couples, qui lancent les enfants vers la drogue - nous allons donc "travailler" sur place. Parfois, il y a des malades à qui les médecins n’ont laissé aucun espoir et à qui on a dit de rentrer chez eux. Alors, il nous arrive même de guérir le cancer ainsi que d’autres graves maladies"
Don Carlos vit aussi dans la crainte de l’apocalypse, qu’il croit proche, mais cela ne le laisse pas inactif. Outre la prédication dans la rue - "qui est une des activités principales de tout chrétien" - il soutient les revendications des habitants de quartiers populaires pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Il estime que la condition de chrétien est compatible avec celle de militant d’un parti de gauche. "Il n’y a pas de contradiction avec l’Evangile : il faut partager avec les gens (...)c’est comme ça que l’Evangile pénètre également : vous vous rendez compte de l’importance du message ? " Nul désir de manipulation cependant chez cet homme qui pense que la foi ne peut pas être imposée, mais qui puise dans les Ecritures la conviction qu’être chrétien, c’est nécessairement se préoccuper du social : "Isaïe nous a laissé le message suivant : "Malheur à ceux qui chassent les femmes veuves et ne donnent pas leur salaire à l’ouvrier ! " Tout chrétien qui ignore cela commet une erreur grave (...)Après la venue du Saint Esprit, les gens partagèrent tous leurs biens. Or, qu’est-ce que l’idée même du socialisme ? "
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, Chili
Manuel Baeza, sociologue, a recueilli les récits de Don Enrique et de Don Carlos en les invitant à retracer leur vie. Ces deux témoignages ne prétendent pas brosser un tableau de la situation de l’église Evangélique au Chili, ni constituer une analyse des rapports entre religion et action de transformation sociale. Ce sont simplement deux histoires de vie et de conviction, et deux récits passionnants.
Rapport ; Entretien
BAEZA,Manuel, Don Enrique et Don Carlos, FPH in. Document de travail, 1993/04 (France), n° 30
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