02 / 1996
Jo Le Hiarric, ancien marin-pêcheur et directeur de groupements professionnels, a travaillé en tant que coopérant et expert pour des projets de développement en Afrique. Dans l’île de Houat (Bretagne)où il habite, il s’interroge sur les progrès technologiques de la pêche responsables de la diminution de la ressource.
"Je ne crois pas que le sur-équipement des bateaux de pêche français soit fondé. Ce qui est valable ici doit l’être aussi en Afrique ou en Asie. L’innovation est-elle synonyme de progrès? Je me suis interrogé mais c’est pas pour cela que j’ai trouvé des solutions.
Comment peut-on être submergé par des mots comme : innovation? Nous nous devons d’"être moderne", nous ne pouvons être que "pour le progrès". Ce sont des mots abstraits dont on ne connaît pas bien le sens. J’ai observé qu’il y a un fonctionnement autonome du milieu avec ses propres repères et qui ne correspond pas forcément à une logique d’entreprise, à un raisonnement économique ou à une réflexion personnelle mais plutôt à une façon d’être "leader". En Afrique, j’ai vu cela aussi.
Il est certain qu’à une époque où on a construit en France des bateaux neufs pour des raisons de prestige, pour le progrès, parce qu’il fallait aller de l’avant, on ne s’est pas forcément interrogés sur des choses qui étaient aussi naturelles que le devenir de la ressource, la cohérence avec le marché ou la part qu’on allait laisser à nos enfants. Ca ne faisait pas partie des éléments dominants dans la décision. L’innovation qui évite les hernies discales et permet aux pêcheurs d’avoir plus de loisirs est un progrès. Mais je ne suis pas sûre que celle qui consiste à pêcher plus pour détruire la ressource et hypothéquer l’avenir le soit. Si le fait d’avoir quelque chose de nouveau à bord a pour effet de passer plus de temps en mer, on peut se poser la question de la nécessité de l’innovation. Les gens commencent à s’en poser avec la crise de la pêche car le problème de fond est : combien restera-t-il de bateaux sur la mer demain? Est-ce que l’innovation ne concourt pas à dépeupler les mers, à en faire de grandes zones désertiques?
Même s’il y a certaines solutions de reconversion pour les pêcheurs, il y a des limites. Je ne verrai certainement pas l’époque où il n’y aura plus d’activité primaire ici à Houat, seulement du tertiaire et du tourisme, mais je me pose des questions pour mon petit-fils Erwan.
Là, on est sur le quai, il est tard mais ça vit, on discute du foot, je demande aux pêcheurs s’ils ont bien pêché.... Moi qui commence à être vieux, je suis relié à ces gosses qui sont les fils de mes copains. C’est ma vie, s’il n’y avait plus ça, je serai bancale. Nous sommes tellement reliés à la mer, par les naissances et les mariages aussi, c’est tellement en nous que si, au nom du progrès, on nous enlève tout cela, ça nous déséquilibre tous. Et nous n’avons pas de solution de remplacement en face. Moi encore, j’arrive à lire Le Monde et j’ai voyagé mais je pense à mes copains qui n’ont pas cette chance de se raccrocher au monde extérieur. Qu’est-ce qu’ils vont devenir? Qu’est-ce que ça veut dire le progrès? Il y a quelques temps, il était interdit de se poser ces questions, c’était tabou de remettre en cause la notion de progrès. La crise de la pêche, qui était prévisible pour moi, est arrivée. Nous avons tiré trop fort sur la corde "ressource" qu’il faudra bien mieux connaître pour mieux la gérer et intégrer le facteur de l’avenir des enfants. Jusqu’à présent, nous n’avions pas tenu compte de la dimension écologique profonde de notre Histoire. Nous sommes locataires de ces biens, nous ne sommes pas propriétaires. A cause des moyens de production modernes, des besoins du marché, il y aura certainement diminution de la flottille. Il y aura aussi des progrès à faire au niveau de la qualité, de la transformation et de la distribution. Nous avons sous-estimé l’effet de la concentration de la demande dans les grandes surfaces. Quand nous nous serons adaptés, on ne sera pas encore au bout de la question du devenir des populations maritimes.
Produire plus, on ne sait pas bien pourquoi. Le niveau de vie ici à Houat a certainement augmenté, les conditions de travail à bord se sont améliorées mais le temps passé en mer est plus important et ça signifie plus de roulis et plus de tangage. Combien de fois les pêcheurs ont été plus au cinéma? Certains vont en vacances à la montagne pendant l’hiver mais est-ce qu’ils lisent plus de livres? Est-ce qu’ils écoutent plus de musique?"
pêche, mer, développement durable, technologie de pointe, technologie et environnement, ressources halieutiques
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Dans le progrès il y a une notion de mieux-être. C’est pas la peine d’aller "innover" en Afrique pour transporter nos carences.
Entretien réalisé par Sophie Nick à l’île de Houat dans le cadre de la capitalisation d’expérience du CEASM.
Entretien avec LE HIARRIC, Jo
Entretien
CEASM (Association pour le Développement des Activités Maritimes) - Le CEASM a arrêté ses activités en 2001. - France