Chronique d’une hypothèse
02 / 1996
Les commencements de la partie de ma recherche qui concerne les conséquences psychologiques du génocide m’ont tout d’abord amenée à travailler autour de la notion globale de santé mentale en Afrique. L’objectif était de trouver des éléments sur les représentations de la santé psychologique et de la "folie" en milieu Africain.
Mais plusieurs indices ont assez rapidement montré que ce n’était pas forcément la meilleure voie pour approcher la réalité rwandaise actuelle. En effet, lors de mes lectures sur les troubles mentaux en Afrique, j’aboutissais quasi systématiquement à des études plutôt d’ordre ethnologique sur les rites communautaires liés aux possessions, aux transes, aux esprits des ancêtres et qui faisaient intervenir les personnages des guérisseurs, et des sorciers. Rien ou peu finalement qui n’eut à voir avec les troubles psychopathologiques conséquents au génocide au Rwanda.
Parallèlement, j’orientais également mes recherches sur la notion de génocide en général et je trouvais plusieurs documents sur les survivants des génocides juifs, arméniens etc et sur leur descendance. Il m’apparut alors presque comme une évidence que les résultats des études cliniques consacrées aux survivants juifs de l’Holocauste, aux survivants arméniens ou tziganes, aux victimes des crimes contre l’Humanité en Amérique Latine permettaient d’appréhender la réalité psychologique rwandaise d’après le génocide mieux peut-être que les études sur la santé mentale en Afrique.
C’est ainsi qu’est née l’hypothèse de la construction d’une identité de réfugié, de victime de guerre et de génocide, identité dont les caractéristiques seraient si fortes qu’elles prendraient souvent, dans certaines circonstances, le dessus sur celles de l’identité socio-culturelle. Il n’est pas question d’affirmer qu’il n’existe pas une dimension culturelle dans les réactions psychopathologiques au génocide. Mais une identité autre se superpose à cette dernière, ce qui permet le rapprochement des victimes rwandaises et des victimes juives par exemple. Ceci ne nie pas cependant la spécificité du génocide rwandais, en particulier dans le fait que ce sont des civils et non uniquement des militaires qui ont massacré.
Nous essayons maintenant de voir comment la santé mentale, considérée comme un problème de santé publique, vient interférer dans l’éducation ou dans les dispositifs psychopédagogiques destinés aux enfants. Dans la conception des dispositfs psychopédagogiques, il faudrait donc penser à des outils qui seraient à la fois adéquats par rapport aux caractéristiques du traumatisme psychologique et pertinents par rapport à la culture rwandaise. Bien entendu il s’agit ici d’un découpage artificiel de la réalité pour satisfaire à une analyse "scientifique". Sur le terrain il allait falloir être plus pragmatique que cela.
Cette hypothèse d’une identité de victime du génocide n’était pas facile à vérifier. Dans l’idéal il aurait fallu pouvoir utiliser la technique épidémiologique du groupe témoin : observer un groupe de même origine culturelle que les survivants du génocide mais qui n’aurait pas subi le génocide. Or ceci est par définition impossible puisque tous les Rwandais (et même les cultures proches comme celle du Burundi)on subi de près ou de loin ce génocide, y compris ceux de la diaspora. Le seul moyen de vérifier cette hypothèse était donc de trouver, dans les études cliniques existantes sur les survivants de crimes contre l’Humanité et de génocide partout dans le monde , des éléments semblables à ceux qui se manifestent aujourd’hui au Rwanda.
Néanmoins il est important de noter qu’il ne faut pas confondre la similitude des signes cliniques et les différentes façons qu’ont les communautés concernées d’interpréter ces signes et de les gérer.
Un des grands axes de réflexion autour des troubles psychopathologiques liés à des crimes contre l’Humanité et de génocide semble être la dialectique du silence et de la parole. Dans le cas du Rwanda qui nous intéresse ici cet axe témoigne de l’intrication de la dimension culturelle et de la dimension d’imaginaire du génocide (idée d’une identité de victime de génocide). En effet, les personnes qui travaillent actuellement au Rwanda auprès d’adultes et d’enfants et celles qui connaissent la culture rwandaise, s’accordent pour dire que les Rwandais ne livrent pas facilement leurs sentiments, leurs états d’âme ni ceux de leurs proches. L’ensemble de cette affirmation se résume dans le proverbe rwandais qui dit que "les larmes de l’homme coulent vers l’intérieur". Dès leur plus jeune âge les enfants sont éduqués pour dissimuler leur désarroi, leur douleur et leur détresse psychologique. La sagesse populaire dit qu’il est dangereux d’exposer ses problèmes en public, un ennemi pouvant s’en servir contre vous.
On peut lire par ailleurs les témoignages des survivants des camps de concentration nazis ou les rapports cliniques les concernant : ils sont tiraillés entre le désir que la mémoire de l’événement perdure pour les générations futures et la difficulté de parler de ce qu’ils ont vu et vécu. Cette difficile prise de parole peut s’expliquer à la fois par le fait que les survivants ont l’impression que les "autres" ne peuvent pas comprendre et parce que la parole ramène à la surface des images et des sensations pénibles. Il s’agit en quelque sorte d’un oubli pour soi et d’un souvenir pour les autres, ceux qui n’ont pas vécu l’expérience. Cet étrange et cruel paradoxe semble poindre aujourd’hui au Rwanda (bien que les survivants n’aient pas à prouver que des massacres planifiés aient eu lieu - les télévisions étaient là - ). Un an après le début du génocide (le 6 avril 1994), il était sérieusement question de la Mémoire (idées de musées souvenirs, commémorations solennelles du triste anniversaire et opérations diverses un peu partout dans le monde - même si insignifiantes par rapport au crime - ). Mais il s’agissait aussi de commencer à faire le deuil du million de morts afin de pouvoir enfin se tourner vers l’avenir, penser à la reconstruction du pays.
conflit ethnique, génocide, identité collective, psychologie, éducation, santé mentale, mémoire, reconstruction nationale, aide psychologique, comportement culturel, victime de guerre
, Rwanda
Contact personnel Florence DA SILVA : 89-91 rue Pelleport 75020 Paris, France.
Ce texte a été rédigé à partir des documents préparatoires à la rédaction d’un mémoire de DESS en sciences de l’éducation (Paris VII)relatif aux systèmes de partenariat mis en oeuvre pour la sauvegarde de l’enfance rwandaise après le génocide.
Thèse et mémoire
DA SILVA, Florence
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