1 - De quelles ethnies parle-t-on ?
09 / 1995
Les 7 millions d’habitants du Rwanda se partagent un territoire à peine grand comme un département français. La population est composée d’environ 85% de Hutu, 14% de Tutsi et 1% de Twa. Les médias qui ont couvert les derniers événements tragiques de ce pays ont rapidement conclu à des affrontements interethniques dont les causes s’originaient dans un lointain passé. Pourtant, force est de constater qu’il est scientifiquement difficile de parler d’ethnies pour des communautés qui partagent la même langue, le kinyarwanda, le même territoire, la même histoire et la même culture depuis des centaines d’années. Reprenant les confusions apportées lors de la colonisation par un amalgame des problématiques raciales et sociales, ces mêmes médias ont pu nous faire savoir que Hutu et Tutsi étaient aussi des castes relevant d’un ancien système féodal à l’africaine : serfs Hutu et aristocrates Tutsi.
Lors du journal télévisé de 20 heures au premier semestre de 1995, une grande chaîne française diffusait un reportage sur les événements du Burundi. Deux Burundais furent interrogés dans la rue. Rien ne les distinguait visiblement ni même dans le discours. Rien, si ce n’est que le journaliste avait pris soin d’inscrire en bas de l’écran "Hutu" quand le premier s’exprimait, et "Tutsi " pour le second. Cela témoignait du rôle des médias dans la diffusion auprès du grand public occidental de la représentation des pays de la sous-région (Rwanda et Burundi en l’occurrence)comme étant victimes de la haine ancestrale entre deux tribus ou ethnies. Cette construction simpliste, qui le plus souvent va de pair avec celle qui consiste à expliquer la société rwandaise comme une société "féodale" dominée par les Tutsi, ne date pas d’aujourd’hui. On trouve deux grands types de théories, celles qui affirment l’existence des ethnies dans ces pays et celles qui luttent contre l’utilisation de ce concept.
Affirmer que scientifiquement parlant les ethnies n’existent pas ne résoud pas le problème. Les confrontations entre Hutu et Tutsi sont une réalité, même s’il faudrait les vider de leur contenu racial. Il faut donc remonter aux débuts de l’évangélisation et de l’arrivée des premiers administrateurs coloniaux au Rwanda pour comprendre comment on en est arrivé à cette "ethnicisation" de la société rwandaise. On prendra également le soin de préciser que si les occidentaux ont leur part de responsabilité, certaines élites rwandaises, qui ont repris à leur compte ces notions ethniques pour s’emparer du pouvoir, ne sont pas neutres du tout dans les massacres de ces dernières années au Rwanda.
Mais comment rendre compte par des termes français de ce que recouvre la notion d’"ubwoko" qui jusqu’ici a été traduite par "ethnie" ?
Les détracteurs de la théorie ethniste comme Jean-Pierre Chrétien trouvent l’origine des soit disant ethnies Hutu, Tutsi et Twa dans "l’héritage de la raciologie du 19ème siècle" (1). Le contexte scientifique qui entoure l’arrivée des premiers Européens au Burundi (1892)et au Rwanda (1894)est celui de la biologie classificatoire et de l’évolutionnisme. Les occidentaux vont donc classer les ethnies en fonction de critères comme la beauté, la fierté, l’intelligence etc, finissant par faire une distinction très subtile entre des Africains "supérieurs" (ceux que J.P. Chrétien appelle les "Noirs blanchis" (2)) et les vrais Nègres. La thèse des grandes migrations Nord-Sud associée aux thèses diffusionnistes et des métissages servirent à expliquer que les Tutsi, race supérieure destinée à commander, étaient des "Hamites" et non des Nègres, auxquels on ne pouvait attribuer aucun trait de civilisation : "Les civilisations de l’Afrique sont les civilisations des Hamites (...). Les envahisseurs Hamites étaient des Caucasoïdes pastoraux, arrivés vague après vague, mieux armés et d’esprit plus vif que les agriculteurs nègres à peau sombre" (3). Ces théories raciales menèrent à des études anthropométriques basées sur des échantillonnages tellement biaisés que l’on finit par trouver ce que l’on voulait, à savoir la correspondance entre les traits physiques et les traits moraux et intellectuels, la correspondance entre le classement biologique et le classement social. Ainsi, être fin et élancé, avoir la peau plus claire correspondait aussi à une plus grande intelligence et finesse d’esprit; de la même façon, ces peuples aux traits somatiques et moraux supérieurs étaient naturellement ceux qui avaient l’organisation sociale la plus évoluée et en tant que "race de seigneurs", dominaient les Nègres. Ici il faut comprendre que les seigneurs Tutsi dominaient les serfs Hutu. On peut d’ores et déjà remarquer l’amalgame qui a été fait entre la logique raciale et la logique sociale.
Si on ne peut pas parler strictement d’ethnies au Rwanda, il faut aussi modérer les propos tendant à faire des Tutsi, des Hutu et des Twa des castes sur le modèle indien : "comme il y avait une différence de statut et de pouvoir ainsi qu’une certaine spécialisation économique fonctionnelle (Tutsi éleveurs, Hutu paysans), on pourrait presque parler de castes. Mais ce terme n’est pas absolument exact. En effet, contrairement aux castes de l’Inde, auxquelles il n’est (théoriquement)pas possible d’échapper, les catégories Hutu et Tutsi étaient perméables. Ainsi un Hutu de bon lignage, qui était lui-même lié à un lignage Tutsi et qu’il servait bien, qui avait reçu des vaches par le biais de l’ubuhake (contrat de clientélage)et qui finissait par épouser une femme Tutsi "devenait" Tutsi. Et de même, un Tutsi de petit lignage qui s’en sortait mal dans le jeu social, qui perdait son bétail et se mettait à cultiver la terre, "devenait" Hutu. Bien sûr, ces processus étaient l’enjeu de luttes" (...)l’appartenance à l’un ou l’autre groupe, si elle prédisposait, ne suffisait pas entièrement à déterminer le statut social" (4).
Pour l’ensemble des raisons qui ont été décrites plus haut, l’administrateur colonial et les missionnaires appuyèrent donc les Tutsi, qui eurent accès à l’école, à l’enseignement secondaire, aux séminaires, aux postes administratifs les plus élevés. Ceci eut bien entendu pour conséquence de rigidifier les relations entre Hutu et Tutsi et de transformer en domination politique et économique ce qui était jusque là des relations de clientèle plus complexes. Les colonisateurs imposèrent rapidement l’instauration de la carte d’identité mentionnant "l’origine ethnique". Lorsque les élites Tutsi demandèrent l’indépendance, les colonisateurs et les Eglises retournèrent leur veste, soutenant la masse Hutu contre son "envahisseur" et son "oppresseur" Tutsi. Puisqu’un mouvement "démocratique" s’amorçait et que les Hutu se réclamaient des valeurs chrétiennes, mieux valait se trouver du côté de la majorité.
conflit ethnique, génocide, enseignement de l’histoire, racisme, représentation de l’ennemi, médias et guerre
, Rwanda
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Voir aussi les fiches " Contexte historico-politique et socio-démographique du Rwanda. 2- Les thèses qui soutiennent l’existence des ethnies " et " Contexte historico-politique et socio-démographique du Rwanda. 3- La marche vers le génocide d’avril à juillet 1994 "
Document de travail ; Autre
Fiche réalisée à partir des documents suivants:, - < Au coeur de l'ethnie>, contribution de < CHRETIEN, J.P.>(notes 1, 2, 3), - < La dimension politique du génocide au Rwanda>, < PRUNIER, G.>(note 4), - < Rwanda 1994>, < ERNY, Pierre>
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