Février 1996. Nous sommes à la veille du second anniversaire du génocide. On compte toujours entre un million et demi et deux millions de réfugiés rwandais dans les camps des pays limitrophes : Tanzanie, Burundi, Zaïre, Ouganda. La politique officielle est de favoriser le retour de ces exilés. Pourtant ceux qui rentrent se comptent en centaines par mois, pas plus. Bien sûr, il y a les intimidateurs, ceux qui alimentent une propagande de terreur pour empêcher les gens de rentrer au Pays. Mais à l’intérieur, tout est-il prêt pour les recevoir ? Les esprits sont-ils réellement ouverts à cet accueil, les structures logistiques telles que les camps de transit sont-elles suffisantes, la justice est-elle prête à régler les litiges fonciersqui vont forcément découler de ce retour, les autorités sauront-elles faire face à des actes de vengeance massifs...?
Ces quelques lignes devraient suffire pour vous faire imaginer les tensions internes qui résultent de l’incertitude autour du retour des réfugiés. Et c’est sans compter la problématique des prisionniers, les difficultés du Tribunal International, les besoins en reconstruction etc. Et pourtant, vous arriveriez au Rwanda aujourd hui, passées les premières craintes de poser les pieds sur un ancien champ de bataille, vous adopteriez un mode de vie parfaitement " normal ". Ici la surface du lac est parfaitement plane. Bien sûr, vous verriez les forces armées se déplacer en pleine ville et vous seriez même étonnés de leur présence dans les collines les plus reculées. Comme moi vous auriez vu ce matin les engins militaires réquisitionnés dans le camp de Goma au Zaïre aux anciennes FAR (Forces Armées Rwandaises): chars, canons anti-aériens, revenaient à Kigali. Mais, comme moi, vous seriez tranquillement arrivés à Gisenyi, ville située au nord du Rwanda, à la frontière zaïroise. Vous vous seriez commandé un soda au Tam Tam, le café restaurant au bord du lac Kivu. Vous auriez même trempé vos pieds dans l’eau, elle est chaude. Plus tard vous auriez peut-être commandé une brochette, spécialité locale, et du haut de votre terrasse vous auriez apprécié le coucher de soleil sur le lac. Oui, vous auriez sans doute fait tout cela, mais vous l’auriez fait en pensant que le camp de réfugiés de Goma est à un ou deux kilomètres de là : 280 000 personnes dans un camp de 40 kilomètres carrés, entouré depuis peu par des militaires zaïrois. Le Zaïre se fatigue de ces invités impromptus et cherche à s’en débarrasser. Peut-être même qu’en mettant vos pieds dans le lac, alors que l’idée de vous baigner vous caressait, vous auriez pensé à tous les cadavres qu’on a jetés dans ce même lac en 1994. Pas si vieux.
Voilà comment je vis le Rwanda au quotidien depuis six mois : écartelée entre l’impression de normalité et l’évidence du caractère extraordinaire de chaque image, de chaque geste, de chaque mot. Tous les jours je m’étonne et m’émeus de la beauté du pays et de ses hommes, mais tous les jours je me demande : comment tout cela va-t-il finir ?
réfugié, reconstruction nationale, passage de la guerre à la paix, victime de guerre, camp de réfugiés, conflit ethnique
, Rwanda
J’espère pouvoir, à travers d’autres fiches, faire passer un peu de cette étrangeté qui nous entoure au Rwanda. J’espère vous montrer l’énergie qui est développée pour la reconstruction et en même temps le sentiment de découragement qui envahi les rescapés du génocide. Suivez-moi, n’essayez peut-être pas de comprendre, mais essayez de ressentir le Rwanda.
Je suis d’abord venue au Rwanda pour une étude, une exploration en vue d’écrire des fiches qui pourraient alimenter la base de données DPH, mais aussi pour un travail de recherche en Sciences de l’Education. Depuis octobre 1995 je coordonne les activités de l’association Enfants Réfugiés du Monde au Rwanda. Il est difficile d’être simultanément dans l’analyse et dans l’action, mais la rédaction de ces fiches est un excellent moyen de prendre le temps de regarder et d’écouter. Cela m’aide dans mon travail tout en me permettant de partager une expérience humaine extraordinaire.
Contact personnel: Florence DA SILVA, 89-91 rue Pelleport 75020 Paris, France.
Texte original ; Document de travail
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