"l’acteur n’existe pas en dehors du système, lequel définit la liberté qui est la sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie et qui seul peut le changer". De la juxtaposition de ces deux logiques naissent les contraintes de l’action organisée et se réalisent les conditions qui la rendent possible.
Le mode de raisonnement adopté par les auteurs pour résoudre cette problématique liée à une pratique de recherche relative à l’analyse sociologique des organisations comporte des options théoriques dont on peut extraire quelques propositions centrées plus directement sur la logique des comportements de l’acteur.
1. L’action collective n’est pas un phénomène naturel : elle est un construit social. Elle implique des modes d’organisation qui imposent aux acteurs leurs contraintes, mais aussi leur laissent une marge de liberté et des capacités d’action qui, en vue de la réalisation d’objectifs communs, rendent possible la coopération entre eux. De cette coopération entre acteurs, malgré leurs divergences, découlent les résultats et pour eux et pour l’organisation.
2. Action collective et organisation sont complémentaires. Ce sont les deux faces d’un même problème : celui de la structuration plus ou moins formalisée des champs à l’intérieur desquels toute action se développe sans pour autant la garantir des effets pervers ou contre intuitifs ou encore des effets de système qui la menacent.
3. Toutes les analyses un peu poussées de la vie réelle des organisations revèlent la complexité des comportements humains : ils échappent au mode simpliste d’une coordination mécanique ou d’un déterminisme rigoureux. La conduite de l’acteur n’est pas le produit de sa soumission ou de la pesanteur des données structurelles. Elle est toujours l’expression et la mise en oeuvre d’une liberté si minime soit-elle et d’une rationalité de son point de vue à lui. Elle n’est donc jamais entièrement prévisible, car elle n’est pas determinée, mais au contraire toujours contingente. Elle traduit un choix à travers lequel l’acteur se saisit des opportunités défensives et offensives qui s’offrent à lui dans le cadre des contraintes qu’il subit, mais dont il s’efforce de se dégager. Les comportements de l’acteur ont toujours un sens. Ils résultent des réactions affectives, mais ils s’inscrivent surtout dans une stratégie qui vise à accroître le plus possible la marge de liberté dont il dispose et à exploiter à son profit les zones d’incertitudes et les interstices que comportent les systèmes sociaux, aussi réglementés et contrôlés soient-ils.
4. Les relations de pouvoir sont au coeur de toute action organisée, laquelle implique à tous les niveaux négociation et intégration. Le pouvoir constitue un mécanisme quotidien et inéluctable de l’existence sociale, pas uniquement chargé de propriétés et d’effets répressifs et négatifs. L’acteur en joue dans la mesure où il s’affirme comme un être humain relativement autonome au lieu d’être seulement un moyen. Il ne peut le rester qu’en utilisant cette autonomie, c’est-à-dire sa capacité à marchander son bon vouloir, à se servir de l’imprévisibilité de son comportement comme d’une protection dans la zone d’incertitude qu’il contrôle face à ses partenaires.
5. Mais toute relation de pouvoir a ses limites. Les acteurs ne peuvent aller trop loin dans leurs tractations. Ils sont amenés à observer un certain nombre de "règles du jeu" dans les conflits entre les divers participants en interaction du fait surtout de cette source d’incertitude centrale que constitue la survie de l’organisation.
Le jeu est l’instrument essentiel de l’action organisée : c’est "un mécanisme concret grâce auquel les hommes structurent leurs relations de pouvoir et les régularisent sans aliéner leur liberté". Il permet de concilier liberté et contrainte. L’acteur est en fait un joueur, qui, pour être gagnant, est appelé à utiliser au mieux ses atouts, d’opérer parmi les stratégies possibles le choix de celle qu’il calcule devoir servir ses intérêts sans compromettre pour autant la marche de l’ensemble vers ses objectifs.
Le concept de jeu valorise les capacités de l’acteur en tant qu’agent ou groupe autonome, ce qui ne fait pas la notion de rôle dans sa version adaptative et relativement passive.
De plus, le jeu apparaît comme un mécanisme intégrateur qui permet de "faire le pont" entre deux logiques : l’une stratégique ou inductive fondée sur un modèle de négociation, de calcul "égoïste", l’autre, systémique ou déductive qui s’applique aux résultats du jeu et vise la cohérence et la finalité du système en question.
6. Dans cette perspective, qui rompt avec toute vision déterministe de la conduite de l’acteur, l’accent est mis sur l’aspect culturel de l’action organisée. Le problème des rapports humains est irréductible à une rationalité technico-économique. Il ne peut se résoudre que par le développement des capacités relationnelles, cognitives, intellectuelles, affectives des individus, acquises par une socialisation qui se perpétue dans les jeux et structures d’action collective auxquels ils participent. En ce sens, la culture est définie comme une capacité individuelle et collective.
7. Le changement est un phénomène systémique, le propre de tout système étant d’être toujours ouvert. Il vise la transformation du système d’action (nouveaux rapports humains, nouvelles formes de contrôle social). C’est aussi un processus de création collective selon lequel les membres d’une collectivité donnée inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref, une nouvelle praxis sociale.
C’est un "processus d’apprentissage collectif permettant d’instituer de nouveaux construits d’action collective qui créent et expriment à la fois une nouvelle structuration du ou des champs". Enfin, il est envisagé comme une rupture, une situation de crise dans laquelle l’acteur prenant conscience des finalités du changement à la mesure de la liberté qui est la sienne, engage sa responsabilité pour la surmonter.
Livre
CROZIER, Michel; FRIEDBERG, Ishard, SEUIL, 1977 (France)
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