10 / 1994
Les liens entre les Etats et le trafic de drogue, lorsqu’il existent, peuvent revêtir des modalités et des intensités diverses, et, d’une année à l’autre, sont susceptibles de se transformer, parfois profondément, comme le montre par exemple le cas de l’Italie en 1993. En signalant, dans son rapport annuel 1992-1993, la naissance de « narco-Etats », l’OGD entendait décrire, par ce terme, une situation dont la Birmanie apparaissait - et continue à apparaître en 1994 - comme le prototype : celui d’Etats, ou de secteurs de l’appareil d’Etat, qui profitent directement, pour une part substantielle, voire essentielle, des revenus du narcotrafic. Mais les formes et les niveaux de pénétration des intérêts narcos jusqu’au coeur du système économique et politique varient, dans le temps et l’espace.
En Birmanie, premier producteur mondial d’opium, la junte militaire au pouvoir (SLORC)a multiplié les initiatives en 1993 pour se débarrasser de cette image encombrante et masquer son implication dans un trafic qui reste sa source principale de devises. Au Pérou, premier producteur mondial de feuilles de coca et de pâte-base de cocaïne, les documents publiés récemment par la presse nationale confirment que le Président Fujimori s’appuie sur un noyau de hauts responsables militaires qui ont parti lié avec les trafiquants. Certains d’entre eux cohabitent même sur le terrain avec des détachements locaux Sentier Lumineux ou du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), qu’ils sont censés traquer sans merci, pour partager avec eux l’impôt sur la drogue.
Au Pakistan, deuxième producteur mondial d’héroïne, les pressions américaines pour obtenir un coup d’arrêt au programme nucléaire militaire secret en multipliant des « révélations » sur le dossier drogue ont fait long feu. Qu’un gouvernement intérimaire, explicitement voué à jouer durant quelques mois les kamikaze, ait dénonçé le « narco-baronnat » et endossé l’impopularité des hausses de tarifs publics voulues par la Banque mondiale n’a rien changé quant au fond : Benazir Bhutto a dû faire appel aux grands barons de la drogue pour financer son élection et s’est soumise aux conditions de l’armée, colonne vertébrale du régime, notamment pour maintenir le chantage nucléaire face à l’Inde dans le conflit du Cachemire. Le prix payé est lourd : l’éclatement fratricide du parti des Bhutto, le Parti du peuple pakistanais, et son effacement progressif comme alternative politique nationale face aux héritiers de la dictature du général Zia.
Au Maroc, les trafiquants continuent de bénéficier de protections jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. L’argent de la drogue est probablement la première ressouce en devises du royaume chérifien. Il lui doit de figurer au rang de « bon élève » du Fonds monétaire international, tandis qu’il reste le premier exportateur mondial de haschisch et qu’il apparaît de plus en plus comme une plaque tournante du trafic de cocaïne à destination de l’Europe.
Au Nigeria, non seulement un important secteur militaire, et au moins un ex-chef de l’Etat, apparaissent liés au trafic de drogue, mais les services secrets occidentaux possèdent des informations qui suggèrent que la décision de faire de ce pays, ainsi que du Liberia, des plaques tournantes de l’ héroïne et de la cocaïne, a été prise quasi officiellement au cours de conclaves réunissant des officiers de haut rang.
En Guinée Equatoriale, le chef de l’Etat a transformé son personnel diplomatique et sa famille, qui ne font souvent qu’un, en réseau international à l’échelle modeste, il est vrai, de ce pays de 30 000 km2 et 400 000 habitants. Le narco-pouvoir haïtien doit à sa position géographique privilégiée de pouvoir trafiquer sur une plus grande échelle. Les profits de la drogue l’aident notamment resister aux pressions internationales concernant le rétablissement de la démocratie. En Roumanie et en Bulgarie, c’est au contraire la déliquescence de l’Etat, conséquence de la transition, qui a permis à des secteurs entiers de la police de s’investir dans un trafic lucratif.
Cette déliquescence de l’Etat peut aller jusqu’au non-Etat, particulièrement favorables aux trafics de toute nature. C’est le cas des pays déchirés par la guerre civile, qui peuvent être de grands pays producteurs-exporta teurs, mais dans lesquels la circulation des drogues est entre les mains de bandes armées : Afghanistan, Liberia, Sierra Leone, Somalie, et, dans certaines partis de son territoire, du Liban. Reste également le cas où certains Etats utilisent des territoires qu’ils contrôlent hors de leurs frontières pour se livrer au trafic : c’est le cas des Nigerians au Liberia, des Syriens au Liban ou peut-être même, de certains contingents de « Casques bleus » en ex-Yougoslavie et en Somalie.
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Cette caractérisation de neuf pays comme narco-Etats par l’OGD a été largement diffusé par les agences de presse internationale. Elle a provoqué des réactions dans deux pays. Au Maroc d’abord après que la presse d’opposition ait reproduit les passages del’AFP concernant le pays. La commission interministérielle de lutte contre la drogue a répondu par un communiqué de huit pages. L’essentiel de la réfutation porte sur l’ampleur réel des productions et sur les efforts accomplis par les forces de répression. Par contre aucune allusion n’est faîte à ce qui constituait un des éléments essentiels du rapport de l’OGD, l’implication des autorités à tous les niveaux. L’autre pays à avoir réagi au rapport de l’OGD est le Pérou. Dans ce cas également, c’est la presse d’opposition qui a repris la caractérisation de l’OGD. Le quotidien « La Republica », dans un éditorial a apporté des éléments appuyant la thèse de l’OGD, en particulier sur le plan du blanchiment de la drogue. C’est le ministre des affaires étrangères,qui dans une conférence de presse a répondu que l’OGD était certainement mal informé, et que le temps, pas si lointain où le Pérou était sur le point de se transformer en narco-Etat, (allusion au gouvernement précédent dirigé par Alan Garcia), était révolu.
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OGD (Observatoire Géopolitique des Drogues) - France