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L’accueil des réfugiés bosniaques et des personnes déplacées croates

Michel GRAPPE

10 / 1994

Quatre millions de personnes en Ex-Yougoslavie ont quitté leur foyer pour un autre lieu d’accueil : émigration à l’étranger ou asile politique, et pour une majorité d’entre eux, installation dans des camps de réfugiés. Ce phénomène de migration forcée, conséquence de la guerre déclenchée en avril-mai 1991 à Knin et à Vukovar, est, par son ampleur, sans précédent dans une Europe prospère et en paix depuis 1945. Plusieurs missions humanitaires auxquelles j’ai participé en qualité de pédopsychiatre dans des équipes pluriprofessionnelles m’ont amené à réfléchir sur le présent et l’avenir des réfugiés et des personnes déplacées en Croatie. Au centre de cette interrogation, deux questions : qu’ont-ils vécu et perdu dans cette guerre? et comment sont-ils installés?

1- Le vécu des réfugiés

Les réfugiés (enfants, adultes, personnes âgées) ont subi un polytraumatisme qu’il faut savoir reconnaître pour mieux comprendre leur histoire et leur souffrance. Les situations sont multiples : se terrer trois mois dans les caves pour se protéger des bombes, perdre un proche ou un membre de sa famille, être témoin visuel de la mort, subir des blessures graves, connaître les camps de concentration, la torture, le viol, vivre la séparation d’avec les siens dont on est sans nouvelle, connaître le déracinement et la perte de tous ses biens… La conséquence directe de ce polytraumatisme est une souffrance psychique qui peut devenir chronique avec l’existence d une névrose traumatique. Le symptôme majeur de ce syndrome est la reviviscence de l’évènement traumatique dans les rêves, dans les cauchemars, dans des flash-back très visuels. Sans traitement, les personnes atteintes de « névrose traumatique » s’isolent, évoluent vers la dépression et ont tendance à s’« automédiquer » avec des substances psychoactives comme l’alcool. La consommation de tabac a aussi nettement augmenté dans les camps de réfugiés. D’où l’importance de dresser un diagnostic et de proposer des solutions thérapeutiques.

2- L’accueil des réfugiés

Leur arrivée s’est faite en deux vagues: les déplacés croates en Croatie fin 1991 et les Bosniaques à partir de l été 1992. Au départ, personne n’imaginait que la guerre allait durer et s’étendre. Les personnes déplacées ont donc été accueillies par des familles ou dans des camps précaires, puisque tous pensaient à un retour rapide vers leur lieu d origine.

a) les familles d’accueil, déjà en situation de grande précarité sur le plan économique, ont dû supporter des dépenses accrues, mais le problème principal a été celui de la promiscuité de l’espace partagé et de la disparition de la vie intime. La nouvelle cellule familiale devait gérer des phases d’angoisse, de dépression, d’agressivité qui s’expliquent par la souffrance des réfugiés et leur incertitude totale par rapport à l’avenir (absence de perspective sur le plan d’un règlement politique). Les familles accueillantes ont besoin d’être aidées sur le plan psychologique pour « ventiler » tous les affects et fantasmes qu’ils n’arrivent pas à exprimer, pour prévenir des passages à l’acte sous-tendus par des éléments dépressifs et de rejet.

b) les camps de réfugiés : ils sont généralement installés dans des baraquements de bois ou dans d’anciennes casernes dont l’aspect est rebutant. Les chambres où vivent les familles de 4 à 6 personnes ne dépassent pas 16 m2, la cuisine est centralisée et la nourriture arrive toute prête, ne laissant aucune initiative aux réfugiés. Ces camps sont généralement proches des grands centre urbains, ce qui facilite les échanges avec la population autochtone : les hommes peuvent chercher du travail, régler des problèmes administratifs plus facilement car la proximité d’une société civile active diminue les risques d’enfermement et d’isolement. Les enfants de tous âges peuvent être scolarisés dans le quartier ou dans la ville : cela répond à un espoir chez les réfugiés qui demandent que l’avenir des enfants soit préservé, même si, pour eux mêmes, ils sont très pessimistes et se sentent abandonnés.

A l’extérieur des baraques, où l’espace est assez vaste, l’idéal serait de reconstituer une vie de village. Un tel phénomène a été observé chez les réfugiés afghans qui reconstruisent dans leur camp un espace d échanges avec des lieux investis par les activités de groupes : par exemple autour d’un point d’eau, ou autour d’un four à pain. En Ex-Yougoslavie, la population, très occidentalisée et marquée par l’individualisme et un passé communiste pesant, est très méfiante, ce qui ne favorise pas des initiatives malgré des capacités d’organisation évidentes.

Prenons un exemple : dans un camp composé de baraques en bois, une organisation humanitaire avait fait don de fours électriques individuels. Durant la période de Noël, la tradition est de faire de 15 à 25 gâteaux différents. Or dans l’ONG, personne n’avait pensé qu’à cette occasion les 20 chambres de chaque baraque allaient fonctionner comme 20 maisons individuelles… La surcharge du système électrique précaire devait provoquer un court-circuit général, entrainant la destruction de l’appareil de chauffage collectif, alors qu’il faisait moins 20 dehors! Dans les conditions de vie du camp, il est évident qu’un four collectif aurait été plus rationnel et aurait représenté un lieu d échanges.

c) Les hôtels : de nombreux hôtels ont été réquisitionnés pour accueillir les réfugiés. Cette solution temporaire s’est transformée en un séjour très long, supérieur à un an pour la majorité des réfugiés. L’attente peut devenir insupportable pour celui qui ne se sent pas à l’aise dans un univers étranger, voire hostile à ses yeux; il faut imaginer une mère et ses enfants dans un milieu clos alors qu’ils vivaient auparavant dans une ferme de Bosnie Centrale en pleine montagne.

Dans les îles Dalmates, où les anciens villages de vacances et les hôtels pour touristes ont été transformés en lieux d’hébergement pour réfugiés, l’isolement est encore plus terrible. Cet éloignement des lieux de rencontres et de socialisation, comme les marchés, des transports en commun et des équipements sociaux peut alimenter un climat de méfiance réciproque. Souvent les écoles des réfugiés sont séparées de celles des autochtones, interdisant tout échange. Pour les personnes âgées le départ du lieu d’origine est déjà un traumatisme. S’y ajoute le fait de se retrouver dans une région très différente sur le plan climatique, où la saison morte n’est plus seulement une expression métaphorique pour signifier l’hiver qui approche mais une réalité imagée du gris, du vide et du silence.

Ces anciens villages de vacances « paradisiaques » remplissent l’imaginaire en temps normal. Mais quand le désir devient réalité à un moment imposé et pour une durée que vous ne décidez pas, cela augmente la souffrance. On constate d’ailleurs une hausse de la morbidité et la mortalité chez les personnes âgées, qui favorise les tentatives de suicide et les dépressions. Tout laisse penser que la restauration du lien social et le retour de la confiance en l’autre se font encore plus difficilement quand les personnes souffrent d’isolement, même dans une cage dorée. Ce constat mériterait d’être étudié en profondeur.

Mots-clés

réfugié, traumatisme psychique, conditions de vie


, Croatie

dossier

Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix

Notes

L’auteur de la fiche est un psychiatre français, spécialiste des névroses traumatiques de guerre. Il a effectué une série de missions en Croatie, au sein d’équipes pluridisciplinaires.

Séminaire sur la reconstruction du Rwanda, Kigali, 22-28 octobre 1994.

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