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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

De la mémoire et de la paix

Ilan HALEVI, Claire MOUCHARAFIEH

10 / 1994

Dans l’expérience contemporaine du peuple palestinien, la mémoire collective est littéralement vécue comme une somme de mémoires individuelles, tant il est vrai qu’il n’est pas un seul Palestinien qui ne porte, dans son histoire personnelle, l’empreinte de la tragédie collective : exil, émigration, prison, mort violente, dispersion des familles… En dépit de son écartèlement sociologique et de sa dislocation géographique, la société palestinienne reste soumise à un système de représentations patriarcal et clanique qui ignore l’abstraction de l’anonymat pour ne reconnaître que des individus nommément identifiés et situés sur l’échiquier des familles et des régions.

Ainsi, la mémoire individuelle des Palestiniens est-elle structurée par les épisodes qui servent de points de repères à la tragédie collective : défaites et catastrophes (« Nakba »), massacres et exodes, combats et déplacements dans l’espace, chaque guerre entraînant une nouvelle démoralisation du centre de gravité politico-militaire, mais aussi socio-culturel de la réalité nationale.

La négation de la vérité historique

Le problème majeur auquel sont confrontés les Palestiniens, de ce point de vue, c’est que leur mémoire collective fonde et enracine une vérité historique encore aujourd’hui largement méconnue, et partiellement recouverte par la clameur adverse, où la mémoire de l’Autre alimente la falsification de propagande et le mensonge idéologique. Ce type de situation est extrêmement dangereux, car il entretient le sentiment qu’il n’existe de vérité que partisane; que chaque groupe, peuple, tribu, communauté est porteur de sa vérité propre et que les mémoires ainsi barricadées dans les frontières existentielles intangibles, puisque révolues, du passé, sont par définition contradictoires et activement incompatibles.

Lorsque des mémoires collectives contradictoires sont en présence, la mémoire elle-même devient un enjeu politique, et la falsification apologétique n’est plus très loin, dans la mesure où sa justification a priori s’impose comme étant « de bonne guerre ». Face au jeu de miroirs des négations et des falsifications réciproques, il faut sans doute une détermination obstinée, et une motivation à toute épreuve pour continuer de privilégier la recherche de l’histoire et la connaissance du passé sans céder aux sirènes de la mémoire sélective. C’est pourtant une nécessité si l’on veut réellement échapper à la fatalité de la reproduction répétitive du conflit.

Notre expérience palestinienne nous enseigne la nécessité de relire le passé, et donc de recomposer notre propre mémoire, non seulement pour en expurger la falsification, mais aussi pour y intégrer, à travers l’étude et l’enseignement de la vérité historique, des éléments ayant par le passé appartenu à la mémoire de l’Autre. La mémoire, le refus de l’oubli est généralement perçue comme un antidote à la répétition (« Plus jamais ça »). Le culte de la mémoire, cependant, surtout si elle est faite d’une grande souffrance collective, peut se transformer en instrument d’auto-enfermement. C’est ce que les plus avancés des intellectuels israéliens (Yeshayahou Leibowitz, Bo’az Evron, Tom Segev) dénoncent depuis déjà plusieurs années à propos de la mythification du génocide, la transformation du génocide réel en holocauste mythifié, c’est-à-dire en écran qui cache le réel de l’histoire, et en occulte ainsi forcément les leçons.

Car on peut tirer les leçons les plus diverses de l’histoire et des massacres qui l’ont jalonnée. Soit pour la reproduire, soit au contraire pour tenter de la transformer. D’où l’importance de la mémoire, sans laquelle on sait que l’imagination serait impossible. La capacité d’imaginer le futur découle directement de la capacité à se souvenir. Il faut donc rouvrir la mémoire, individuelle et collective, à tout ce que la mémoire mythifiée avait d’emblée évacué : les épisodes positifs, les situations intermédiaires, les aspects ambigus, les occasions manquées.

« On efface tout », dit l’adage populaire, « et on recommence !". Le bon sens aliéné est ici dramatiquement illustré. Oublier - comme le rappellent constamment les survivants et ayant-droits des victimes - c’est à la fois trahir le souvenir des martyrs et abattre un rempart essentiel contre la répétition. Ne pas oublier, mieux, se souvenir à plein temps, c’est refuser la perspective même d’une réconciliation , comme se plaisent à le répéter les héritiers des bourreaux. Il faut dépasser cette contradiction entre le devoir de mémoire et la nécessité d’une certaine forme d’oubli, et aspirer, individuellement et collectivement, à ce qu’on pourrait appeler la mémoire globale - c’est à dire celle qui contient aussi la mémoire reconstituée de l’Autre.

Assumer la mémoire de l’Autre en tant que sienne, c’est donner naissance au concept d’une histoire commune, où la violence, subie et dispensée, apparaîtrait rétrospectivement comme l’une des figures de l’interdépendance et du déchirement. A cet effet, la capacité des partisans de la paix à « penser pour deux », c’est-à-dire à intégrer l’ex-ennemi en tant que composante de l’être collectif commun conditionne dans une large mesure leur chance de transformer l’état de non-belligérance en Etat de paix véritable.

Mots-clés

mémoire collective, représentation de l’ennemi, paix et justice, droit à la différence, occultation des faits historiques, rétablissement de la vérité historique


, Palestine

dossier

Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie

Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix

Notes

I. HALEVI est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le conflit israélo-palestinien. Il est également représentant de l’OLP auprès de l’Internationale Socialiste et a été membre actif de la délégation aux négociations israélo-palestiniennes.

Texte envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994)co-organisée par la FPH et le CLADHO(Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’Homme).

Source

Texte original

Délégation Générale de la Palestine - 14 rue du Commandant Léandri, 75015 Paris, FRANCE - Tél. 33 (0)1 48 28 66 00 - Fax 33 (0)1 48 28 50 67 - France - del.palestine (@) wanadoo.fr

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