Quelques annotations sur les procès contre l’impunité des crimes contre l’humanité en Amérique latine
10 / 1994
Entre 1988 et 1991, des centaines d’organisations non gouvernementales de droits de l’homme d’Amérique latine, des mouvements sociaux et associatifs, des syndicats, des associations paysannes, des groupements de juristes et des centres d’études sociales et politiques de ce continent, ont été les acteurs d’ un processus contre l’impunité des crimes contre l’humanité dans le cadre du Tribunal Permanent des Peuples. Des séances nationales d’accusation se sont tenues dans 11 pays du continent. En Bolivie, le gouvernement de J. PAZ a interdit l’entrée au territoire des membres du Tribunal. Cette immense mobilisation a eu son point culminant au mois d’avril 1991, lorsque le Tribunal Permanent a rendu sa « sentence » finale.
Les leçons tirées
Tous ces efforts ont permis de créer une dynamique sociale et politique autour de la lutte contre l’impunité. Aujourd’hui, les organisations de droits de l’homme et les associations de victimes ou de familles de victimes mettent en place des initiatives dans chaque pays pour tenter de surmonter ce fléau : actions de poursuites dans le cadre judiciaire national; propositions de réformes légales pour démonter les mécanismes institutionnels de l’impunité; actions sur le plan international pour impliquer les Nations Unies et l’Organisation des États Américains dans cette lutte; dynamiques pour faire la lumière sur les faits et les responsables - soit par des commissions de vérité soit par des initiatives non gouvernementales (tribunaux d’opinion, publications des identités des responsables, etc…). L’une des leçons que l’on peut tirer de cette expérience est le rôle, crucial, de la société civile dans la lutte contre l’impunité. Car l’impunité des crimes contre l’humanité est un phénomène de société.
Deuxième leçon : si l’impunité est bien un problème juridique, elle ne saurait se borner à ce champ. C’est surtout et avant tout un phénomène politique : elle a trait au type de régime politique qui se tisse pour l’avenir. Il s’agit, en effet, de définir quel type de culture politique - donc quelles valeurs, quel régime, quels rapports de pouvoir - nous voulons bâtir dans l’avenir.
L’impunité signifie que les forces de sécurité d’un pays qui ont semé la terreur pendant des années, qui ont commis des centaines, sinon des milliers d’assassinats, de disparitions et de massacres, continuent à être partie intégrante de l’appareil d’Etat et à participer à l’exercice du pouvoir. Mais l’impunité signifie aussi que les doctrines et théories qui ont mené à la mise en oeuvre de politiques répressives et fondées sur les violations des droits de l’homme ne sont pas remises en cause, mais au contraire continuent à être prônées et enseignées dans les académies militaires et de police. Ainsi, aucun des facteurs qui ont permis les violations massives des droits de l’homme ne sont désamorcés; au contraire, ils se voient renforcés, et mis hors de portée de toute attaque.
En laissant intacts au sein de l’Etat et de la société les structures, les pratiques et les secteurs, qui dans le passé récent ont exécuté, assuré ou rendu possible cette criminalité d’Etat, et en permettant aux auteurs des violations de rester en pleine activité, l’impunité devient le principal facteur qui permet et encourage la répétition de pratiques comme la torture, les assassinats et les disparitions. Alors qu’elle est généralement perçue comme un problème du passé, dans les faits elle pèse totalement sur le présent.
Une autre constatation est que la politique d’impunité menée par les Etats face aux atteintes aux droits de l’homme est l’un des principaux facteurs qui encouragent les secteurs militaires impliqués dans ces violations à maintenir la société sous une menace permanente. Là où l’impunité est présente comme politique d’Etat, les peuples vivent sous la menace de la répétition des faits du passé (coup d’Etat militaire). Ainsi, l’impunité associée à la répression permet l’édification de « démocraties sous hypothèque », où les libertés fondamentales ne peuvent être exercées que dans les limites imposées et voulues par les bourrreaux du passé et du présent.
Face à ces situations, la population se retrouve devant une perspective difficile. Le maintien au pouvoir de ceux qui dans le passé ont dirigé la répression d’une part, et l’impossibilité d’obtenir justice pour les crimes du passé, d’autre part, engendrent peu à peu un sentiment de désarroi dans la population. L’injustice et l’arbitraire s’établissent comme valeurs. En conséquence, il est impossible de construire de vraies sociétés démocratiques. Les crimes contre l’humanité sont la négation même de toute possibilité de coexistence entre les êtres humains, et de toute résolution pacifique et démocratique des conflits dans les sociétés. On peut difficilement imaginer un régime démocratique où une partie de la population se place au-dessus de la loi sans être obligée de rendre compte de ses actes à la société.
La lutte contre l’impunité relève aussi du besoin qu’ont les sociétés de construire une mémoire historique des peuples qui, fondée sur les valeurs de la vie, de la liberté et de la dignité humaines, condamne ces pratiques criminelles et, ainsi, évite leurs répétitions. Dans ce cadre, l’initiative doit se faire à l’échelle de toute la société : il s’agit de signaler les responsabilités - autant structurelles et institutionnelles qu’individuelles; de stigmatiser les idées politiques qui ont mené à commettre ces crimes, par le biais d’une grande action de pédagogie sociale; de réhabiliter, avec la notion de victime, les victimes de ces crimes…; enfin de construire une mémoire historique qui empêche la reproduction de ces crimes.
Le jugement des responsables ne relève pas d’un sentiment de vengeance. Il joue un rôle fondamental dans le processus de construction de la mémoire historique et de revendication de valeurs fondamentales comme celles de Justice et de Vérité. Mais ce processus exige que les valeurs humanistes soient revendiquées. Comme le rappelait Raoul Zaffaroni à la séance d’accusation du procès en Argentine, la lutte contre l’impunité ne doit pas nous mener à commettre d’autres barbaries.
lutte juridique, violation des droits humains, crime contre l’humanité, paix et justice, mémoire collective, système de valeurs, occultation des faits historiques, évaluation, société civile, rétablissement de la vérité historique
, Amérique Latine
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
L’auteur de la fiche est un juriste colombien de droit international, coordinateur de l’ensemble des sessions du Tribunal permanent des peuples(TPP) sur la question de l’impunité. C’est un des meilleurs spécialistes sur la question de la lutte pour l’impunité. Le TPP est un tribunal d’opinion, héritier dans sa conception et son fonctionnement de l’ancien tribunal Russell.
Texte envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994) co-organisée par la FPH et le CLADHO (Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’Homme).
Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples (LIDLIP) - Rue des Savoises 15, 1205 Genève, SUISSE - Tél.: +41 22 320 22 43 - Suisse - lidlip (@) bluewin.ch