L’espace public se définit comme l’univers commun, idéologiquement, politiquement et culturellement souple, qui est le giron symbolique et le foyer collectif de l’ensemble des citoyens d’une nation. C’est le cadre qui permet de trouver des solutions aux conflits dans le respect des différences. C’est l’organisation sociale par extension, qui rassemble toutes les communautés, familiales, municipales et régionales, mais elle est plus vaste et plus complexe que la somme de ces communautés, à laquelle on ne saurait la réduire. Elle réunit toutes les confessions religieuses et toutes les générations. L’espace public comprend aussi l’habitat et les plus infimes noyaux de l’identité collective nationale.
L’espace public est la dimension ultime, non négociable, non expropriable, non divisible, non privatisable d’une nation. L’Etat et la société civile, dans toute sa complexité (partis politiques, communautés ethniques et confessionnelles, organisations populaires, groupes économiques et sociaux)sont au service du domaine public.
Pour comprendre ce que peut signifier dans un pays comme le Rwanda l’exclusion du domaine public, il convient de remonter aux sources historiques. Il est en effet possible que, dès les premiers balbutiements de la construction nationale, les différentes ethnies et les partis politiques se soient placés dans une logique où ils se percevaient eux-mêmes comme l’unique possibilité d’espace public concevable dans cette région. L’autre, dès lors, n’était pas considéré comme l’opposant légitime avec qui négocier la construction d’une nation commune, mais comme un ennemi dont l’élimination constituait un préalable à la construction d’une société et d’un Etat. D’où les guerres civiles.
L’une des atroces manifestations de la négation du domaine public, c’est la privatisation de l’Etat, accaparé et manipulé par une ethnie, un groupement politico-militaire ou un cartel d’intérêts économiques privés comme s’il leur appartenait au sens propre. L’Etat, dans ce cas de figure, n’est pas perçu comme le représentant de la « chose publique », ni comme l’autorité responsable d’une force unique dont la raison d’être est la protection de tous, mais plutôt comme le défenseur des intérêts d’un groupe donné. La corruption administrative est un signe éclatant de cette appropriation du domaine général par des intérêts particuliers. La population se retrouve donc livrée à elle-même, et la violence devient le mode « normal » de règlement des différends endémiques qui surgissent au sein d’une société, privée de tout autre moyen d’action. Tous s’excluent ainsi les uns les autres de l’univers public./La confiscation de l’espace public va bien au-delà du symbolisme politique et pénètre tout l’univers social : exclusion des langues et des groupes ethniques, exclusion de la femme, régions entières bâillonnées au coeur même d’un pays, rejet des populations confinées aux quartiers marginalisés des villes, nettoyage des"éléments jetables » de la société (mendiants, prostituées, enfants des rues), négation de la parole par la mainmise de monopoles commerciaux sur les espaces de communication, exclusion des marchés etc..
Consolider la société civile
Contre la réalité d’un espace public atomisé en micro-espaces privés, le seul recours consiste à s’engager pas à pas dans le long processus de construction de la société civile. Il faut compter d’abord sur les citoyens désireux de vivre dans le respect des différences, dans la communauté complexe d’une nation, si l’on veut pouvoir mettre sur pied un État légitime crédible aux yeux de tous, capable, ainsi, d’élargir à la nation les intérêts particuliers et d’opposer à la violence la médiation de solutions pacifiques aux conflits qui viennent inévitablement secouer la vie démocratique.
Cette société civile se construit du bas vers le haut. Depuis l’intimité des familles en passant par les communautés locales et régionales et la participation aux organisations à vocation sociale jusqu’à la constitution d’une trame de citoyennes et citoyens capable d’étendre dans la diversité la création de tout un univers symbolique commun. Enfin, cette société civile doit se doter d’une éthique civile, c’est-à-dire publique, laïque, constituée à partir des apports des différentes confessions religieuses, positions philosophiques, coutumes et idéologies politiques, et susceptible de jeter les bases minimales indispensables sans lesquelles une société ne saurait être viable, ni aujourd’hui ni demain.
Pour une Église du côté des exclus et de la tolérance
Par leur position aux côtés de ceux qui sont confinés en marge de l’espace public comme de l’économie, et privés du droit à une existence digne, les Églises ont le devoir de faire avancer des processus qui puissent servir de base à l’élaboration de propositions concrètes pour l’ensemble de la société. Pour parvenir à construire une société « d’inclusion », nous devons nous situer sur les lieux mêmes du conflit, là où des personnes, des communautés, des groupes ont été brisés, victimes d’expulsions, de déportation, d’assassinats. Au coeur des processus d’exclusion et des situations de rejet. Il est de notre devoir de ne jamais nous laisser éloigner de l’épicentre des conflits, car c’est là que se construit la paix : c’est là qu’il est possible de comprendre les dynamiques de destruction qui frappent les populations et de mettre en évidence les problèmes qu’il est essentiel de désamorcer.
Mais l’action, aussi vigoureuse soit-elle, doit se mener par des méthodes non-violentes qui associent la lutte civile de ceux qui se sont organisés sur le terrain, la concertation à la table des négociations et l’extension d’un espace public en perpétuelle recomposition pour incorporer différences et éléments novateurs. Une révision des institutions, des entreprises et des projets sources d’exclusion ainsi que des politiques d’exclusion est nécessaire, mais il faut aussi encourager les exclus à changer : c’est en cela que notre proposition est aussi un projet éducatif.
Les Églises ont un rôle central à jouer en faveur de la réconciliation entre les hommes. Aucune Église chrétienne ne peut être au service que d’elle-même. Ses membres doivent être disposés à ce que leur institution, forme de privatisation du domaine public, puisse disparaître si cela s’impose, afin de rendre possible l’émergence d’une communauté humaine. Les hommes et les femmes d’Eglise devraient être les compagnons de toutes les victimes et maintenir leur indépendance par rapport à toutes les formes organisées du pouvoir afin d’assurer la défense des droits de l’homme, du droit humanitaire international et de la solidarité dans la différence.
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, Colombie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
L’auteur de la fiche est prêtre, ancien directeur du CINEP (Centre de Recherche pour l’Education Populaire) en Colombie.
Texte traduit de l’espagnol.
Fiche rédigée à partir d’un document envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994) co-organisée par la FPH et le CLADHO (Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’HOmme).
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