Pour mettre fin à un conflit interne ou international, ou passer d’une dictature à une démocratie, la question de la réconciliation s’est toujours trouvée au centre des processus de transition ou de paix. Le plus souvent, en Amérique latine, des lois d’amnistie ont été adoptées dont la conséquence a presque toujours été d’assurer une impunité de fait aux auteurs des plus graves violations des droits de l’homme. Sans entrer dans l’analyse précise de ces textes juridiques, tous considèrent que la réconciliation nationale ne peut se faire sans un pardon préalable. Mais cela suppose que les auteurs des crimes soient identifiés, et que la souffrance des victimes et de leurs proches soit reconnue.
Peut-on construire la paix sur la négation de l’histoire ? Y-a-t-il compatibilité entre la nécessité d’une réconciliation nationale, sans laquelle un processus de transition ne peut se transformer en une démocratie durable, et l’établissement indispensable de la vérité historique d’une période de guerre ou de dictature ? Il est extrêmement difficile d’apporter une réponse satisfaisante à cette question, tant les processus observés au cours de ces dernières années restent imparfaits. Dans ce contexte, l’expérience du Salvador semble prometteuse.
Un processus de transition original
Le processus salvadorien est original à plus d’un titre : première expérience pour les Nations Unies d’observation sur le terrain de la situation des droits de l’homme dans un pays souverain; réforme des institutions par l’application d’accords de paix signés entre un gouvernement et un mouvement insurrectionnel armé; mise en place d’une « Commission vérité » nommée par le secrétaire général de l’ONU.
Si les premières « négociations » remontent à 1984, il faut attendre 1989 pour que le gouvernement salvadorien et le Front Farabundo Marti pour la Libération nationale (FMLN)signent un premier accord à Mexico ouvrant la voie à un dialogue institutionnel pour mettre fin au conflit par la voie politique. Dès cet instant, et malgré les immenses difficultés, les négociations n’ont jamais cessé. Il est significatif que le premier accord opérationnel, en 1990, ait porté sur les droits de l’homme. Les parties - et singulièrement le FMLN- tenaient à lier l’ensemble du processus à l’obligation, pour chacune, de respecter les droits de l’homme. L’accord de San José prévoyait donc l’établissement d’une mission de vérification des Nations unies chargée de surveiller sur le long terme le respect et la garantie des droits et liberté fondamentaux.
Ce type de mission internationale, comme les mandats très larges qui lui avaient été conférés (droit d’enquête étendu, visite de tout lieu sans avis préalable, appui à l’autorité judiciaire, campagne d’éducation sur les droits de l’homme etc.)n’avait pas de précédent dans l’histoire de l’ONU. Pour la première fois aussi, cette mission, l’ONUSAL, commençait ses travaux sur le terrain avant la signature d’un cessez-le-feu, six mois avant la ratification des accords de paix du 16 janvier 1992.
Sans entrer dans le détail du travail accompli, on peut affirmer que la présence de l’ONUSAL a progressivement donné confiance à la grande majorité des Salvadoriens dans la crédibilité du processus de paix. La mobilité des équipes de contrôle, en particulier dans les zones de conflits, a permis de recueillir pendant la première année environ 6000 plaintes. La campagne d’information et de formation à l’adresse des militaires et des combattants du FMLN, du pouvoir judiciaire, de la société civile et des enseignants a joué un rôle important dans la prise de conscience de la nécessité d’un changement. Peu à peu la peur a diminué, des espaces de liberté se sont ouverts et ont permis que s’instaure un dialogue permanent entre les membres de la mission et les différentes composantes du pouvoir, les forces politiques, les Eglises, les ONG et les syndicats pour régler bon nombre de conflits.
La réforme en profondeur des institutions
Malgré les acquis incontestables de l’accord de San José, le sentiment d’une totale impunité des criminels et des tortionnaires est largement répandu dans l’opinion publique. En 12 ans de guerre fratricide, plus de 75000 personnes ont trouvé la mort : de l’assassinat de Mg Romero en 1980 à celui des 6 Jésuites en 1989, en passant par les massacres collectifs du Rio Sumpul ou du Mozete, de la mort de tant de militants des droits de l’homme, de syndicalistes, à celles de simples civils, la liste des martyrisés est longue… Si elle ne règle pas encore le grave problème de l’impunité, la réforme en profondeur des institutions au Salvador devrait cependant permettre d’approcher la vérité. Un certain nombre de mesures devraient concourir à une réconciliation : modification de la doctrine de la force armée (distinction des concepts de défense et de sécurité); épuration de l’armée par une commission « ad hoc » d’évaluation des officiers; diminution de moitié des effectifs militaires passés durant la guerre de 7000 à 63 000 hommes; dissolution des corps de sécurité et des organes para-militaires; réglementation par la loi des services de sécurité soupçonnés d’être le vivier des « escadrons de la mort »; constitution d’une police nationale civile indépendante de l’armée; création d’une autorité inhabituelle, un « Procureur national pour la défense des droits de l’homme »…
Ces réformes constitutionnelles et judiciaires sont complétées par la mise en place, en juillet 1992, d’une « Commission vérité ». Composée de personnalités étrangères d’une moralité incontestable nommées par le secrétaire-général de l’ONU, elle doit se prononcer sur les plus graves violations des droits de l’hommes commises entre 1980 et 1992. Bien qu’elle ne soit pas dotée de pouvoirs juridictionnels, cette Commission jouit d’un droit d’enquête très étendu.
Un premier pas important a été franchi avec les premières exhumations des cadavres massacrés en 1989 au « Mozote ». Selon les estimations du mouvement salvadorien des droits de l’homme, plus de 800 civils, dont une majorité de femmes et d’enfants avaient été assassinés dans cette région au cours d’une série d’opérations militaires.
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, Salvador
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Au Salvador, les moyens employés pour sortir du conflit constituent une voie dynamique : dialogue politique, réformes institutionnelles en vue de démocratiser et de démilitariser la société, primauté au respect des droits de l’homme. Seront-ils suffisants pour garantir une véritable réconciliation? Seuls le temps et la volonté politique de changer la logique de violence permettront de vérifier si cette dynamique est opérationnelle.
P.TEXIER est magistrat; il a dirigé la Division des Droits de l’Homme de l’ONUSAL (mission de rétablissement de la paix)au Salvador. Fiche rédigée à partir de son intervention lors de la rencontre internationale « Non à l’impunité, Oui à la justice », 2-5.06.92, Palais des Nations unies, Genève.
Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…
TEXIER, Philippe, « Non à l’impunité, oui à la justice », 1992
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