J’ai entendu pour la première fois l’expression « victimes de la paix » dans la bouche de Néguédé Gobezi, Ethiopien réfugié en Europe et animateur du GRAPECA. Sur le coup l’expression m’a choqué. Le propre de la paix, du retour à la paix, n’est-il pas de supprimer la notion même de victime ? Par victimes de la paix, il entendait toutes les troupes de Mengistu, brutalement démobilisées après la fuite du dictateur et qui se trouvaient dans une situation matérielle et psychologique épouvantable. En y réfléchissant, cette notion de victimes de la paix m’a paru essentielle pour comprendre les difficultés de passage de la guerre à une paix durable. Sont victimes tous ceux qui trouvaient des avantages matériels, économiques, psychologiques dans la guerre et qui vont les perdre avec le retour de la paix.
Les victimes de la paix, ce sont d’abord les troupes mobilisées dans le conflit. Elles y affrontaient le danger, elles y trouvaient néanmoins gagne pain et raisons de vivre. Avec le retour de la paix, elles risquent de perdre l’un et l’autre.
Dans un monde de plus en plus peuplé, les nouveaux bras libérés par le retour à la paix ne sont pas nécessairement les bienvenus. Dans les sociétés agraires, accueillir les anciens combattants c’est leur donner des terres. Où les prendra t-on ?
Et puis, comme le faisaient observer des combattants du Tchad, dans un pays pauvre, tant que l’on a un fusil on a des chances de se procurer de la nourriture. Est-il étonnant dans ces conditions qu’il soit aussi difficile de désarmer des troupes ? Le passage à la paix suppose un gigantesque effort pour faire une place économique et morale aux combattants d’hier, pour aider à leur reconversion. Trop souvent, on ne retient de la guerre que les blessures physiques. Mais les blessures de l’âme sont peut-être infiniment plus profondes et plus graves parce que, marquant les familles sans même qu’elles s’en aperçoivent, elles se transmettent. Une jambe coupée ne se transmet pas. Une haine et une angoisse, oui.
Bernard Sigg, psychiatre auteur du livre « le silence et la honte » a eu à prendre en charge les dégâts psychologiques de la guerre d’Algérie chez les anciens combattants français : la violence déployée, a fortiori dans une guerre qui s’achève par une défaite politique, est aussi destructrice du bourreau que de la victime. Mais pour le reste de la société, une fois la guerre finie, il est urgent de ne plus en parler. Les anciens combattants restent seuls avec leurs cauchemars.
Que dire aussi de ces masses d’enfants entraînés par la soldatesque dans les conflits. Ceux là sont, bien sûr, gigantesque, déterminé, pour les aider à se reconvertir, ils n’auront d’autres choix que de se tourner vers d’autres formes de violence.
On oublie de dire aussi que les guerres sont souvent des moments démancipation des femmes. Le contrôle des hommes s’atténue, elles remplacent les combattants dans de nombreuses fonctions économiques. Je me souviens d’une discussion avec une jeune sociologue algérienne qui faisait une étude sur les femmes dans la bataille d’Alger. Elle me racontait comment après la guerre les femmes avaient été replacées presque de force, dans leur rôle traditionnel. Seule échappatoire : l’amnésie.
La guerre, en outre, est aussi source de recettes. Rares sont les conflits qui ne bénéficient pas, dans tous les camps, d’aide internationale. Rares sont les conflits, notamment les conflits locaux, où les armes ne sont pas financées par le trafic de drogue. Les intérêts constitués trouvent des ramifications profondes dans les populations ; cela ne se limite pas au bénéfice de quelques trafiquants qu’il suffirait de supprimer. Là aussi la paix va faire des victimes.
Faute de prendre en compte les populations qui « perdent » au retour de la paix, les victimes du passage de la guerre à la paix se compteront par millions. Et on ne fera que transformer une violence canalisée en une violence diffuse, entretenant ainsi les germes de futurs conflits.
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, Algérie, Ethiopie
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Neguedé GOBEZI, cité dans la fiche, est parmi les fondateurs du GRAPECA: groupe de recherche et d’action pour la paix en Ethiopie et dans la Corne de l’Afrique.
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