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Chantier EPR : la situation des salariés du nucléaire

Nolwenn WEILER

03 / 2011

Plusieurs milliers d’ouvriers construisent actuellement le nouveau réacteur nucléaire EPR de Flamanville, en Normandie. Dont plus de 1 000 salariés étrangers. Présenté comme le fleuron de l’industrie nucléaire française, supervisé par EDF et piloté notamment par Bouygues, ce chantier s’avère beaucoup plus long et coûteux que prévu. Salariés insuffisamment formés, répression syndicale, hébergement inadapté, accidents… les conditions de travail et de sécurité y sont déplorables. Au risque de compromettre la sureté des installations ?

Fin de journée aux Pieux, commune de 4 000 habitants située à flanc de mer, dans le Cotentin. Dans le froid hivernal, les lumières s’allument. Coincée entre un lotissement et le centre de loisirs : la « base vie », lieu d’hébergement des ouvriers étrangers qui construisent l’EPR (Réacteur pressurisé européen) de la centrale nucléaire de Flamanville. Près de 200 mobile-homes y sont alignés. Pour un peu moins de 400 travailleurs. L’endroit est (très) calme. Des portes qui s’ouvrent timidement s’échappent d’agréables odeurs de bons petits plats. « Je suis maçon en France depuis 40 ans, glisse un Portugais proche de la soixantaine. Sourire aux lèvres et regard fatigué. Je dîne rapidement et je pars au travail. »

Le chantier EPR fonctionne en « trois huit ». Il faut bien avancer et combler le retard pris depuis le lancement du chantier en 2007. Plusieurs pauses ont dû être observées : pour non conformité des soudures, défauts d’armatures du béton ou encore obstacles imprévus pour le creusement de la galerie de rejet des eaux usées ! Annoncée pour juin 2012, la livraison de l’EPR a été repoussée à 2014, pour le moment. Et le coût est passé de 4 à 5 milliards d’euros. D’ici à décembre 2011 devrait se terminer la phase de génie civil pour laquelle se sont déplacés plus de 1 000 étrangers de 26 nationalités différentes.

Ici, tout se paie 

150 entreprises travaillent sur place. La principale, c’est Bouygues. Le nom de leur employeur est à peu près la seule information que les habitants de la « base vie » donnent volontiers. Beaucoup esquissent un sourire et préfèrent ne pas parler de leurs conditions de vie et de travail. Il règne sur les lieux comme un silence forcé. Le gardien, qui gère seul et pour un Smic, les 400 salariés, leur courrier, leurs poubelles et leurs soucis de réparations diverses, refuse carrément de dire quoi que ce soit. Idem pour sa supérieure hiérarchique. Elle aussi est salariée de l’Association inter entreprises (AIE), dont la création est obligatoire pour assurer le logement, la restauration et le transport du personnel lors d’un Grand chantier d’aménagement du territoire, comme c’est le cas ici.

« On ressent beaucoup de mépris, ose l’un des salariés. Simplement parce qu’on est étrangers. Ici, on n’a rien à faire, à part travailler. On n’a pas de salle commune pour se retrouver. On est restés plusieurs semaines avec les gouttières cassées par la neige. Les chemins sont vite défoncés. » Les locataires doivent, en plus des 500 euros mensuels de loyer, payer tout ce qui se casse ou s’abîme dans les mobile-homes. Une fiche annonce des tarifs surréalistes : un impact sur la table coûte 10 euros, une brûlure de cigarette 15 euros, une marque sur le sol 20 euros… Pour les portes, vitres et marchepieds, on avoisine les 100 euros pièce.

Isolement des salariés

Ces montants sont versée à l’AIE, dont le budget est alimenté par les cotisations des entreprises participant au chantier. « Ils affirment être déficitaires, » explique Jacques Tord. Chargé de mission CGT sur le chantier de Flamanville, il dénonce depuis plusieurs années les conditions d’accueil des salariés étrangers. « Selon l’AIE, l’entretien de la base vie coûte trop cher. Mais nous n’avons jamais pu voir leur budget. Il règne une grande opacité, rapporte le syndicaliste. Nous aimerions aussi savoir qui cotise. Toutes les entreprises sont censées le faire, mais nous soupçonnons que ce n’est pas le cas. »

Les accords de 1978 relatifs aux chantiers de centrales nucléaires, signés par EDF et les syndicats, précisent que les lieux d’hébergement doivent comprendre « des installations collectives destinées à permettre le débit de boisson non alcoolisées, les réunions, l’alphabétisation, les distractions ». Ainsi que des « installations de sport légères ». Rien de tout ça n’existe aux Pieux. L’oisiveté pèse très fort sur les travailleurs étrangers, éloignés de leurs familles et amis pendant de nombreux mois.

Une vie privée sous contrôle

La télévision est la seule activité autorisée pour les jours de repos, avec l’alcool et la cigarette, dont on fait ici forte consommation. Partout dans la « base vie » courent des fils électriques qui relient les antennes paraboliques achetées par les ouvriers, avec leurs deniers personnels. De même que les télévisions. Le wifi leur a été concédé, après plusieurs demandes. « Les infrastructures mises en place devront permettre aux occupants d’y vivre librement », précisent aussi les accords de 1978. Pourtant, à la « base vie », les visites après 22h sont interdites.

On semble avoir oublié l’intérêt d’associer le personnel des chantiers à la vie locale, également mentionné dans les accords de 1978, qui soulignent que « les résidents auront accès au même titre que les autres résidents de la commune aux équipements culturels et sportifs ». Dans les années 1980, ceux qui construisaient les deux premières tranches de la centrale de Flamanville, à côté desquelles s’installe aujourd’hui l’EPR, venaient boire des verres en ville. Ils discutaient avec les habitants. Aujourd’hui, ils semblent se terrer. Se contentant de sorties régulières dans les grandes surfaces du coin.

Pas de transports collectifs et des parkings saturés

« Quand on sort de la base vie, on voit parfois des affiches du FN, évidemment ça nous fait pas plaisir », rapporte un travailleur tunisien. « Tout ce dont parlent les accords de 1978 a été balayé pour l’EPR », dénonce Jacques Tord. « On a ouvert le chantier en éludant complètement la question sociale. » La question des transports a aussi été esquivée. Les accords mentionnent la mise sur pied d’un réseau de transports réguliers pour assurer une desserte du chantier. La réalité est évidemment tout autre. La plupart des salariés vont au boulot avec leur voiture. Ceux qui n’en n’ont pas font du covoiturage.

Comme le nombre de salariés a été sous-estimé, les parkings aux abords de l’EPR sont saturés. Les bas côtés des routes sont envahis. On se gare partout où l’on peut. Souvent n’importe où. « Certains salariés perdent ¾ d’heure matin et soir pour aller à pied de l’endroit où ils posent leur voiture à leur poste de travail », note Jacques Tord. Ce temps leur est payé depuis peu. On peine à croire que les personnes chargées d’organiser un chantier aussi pointu aient été incapables de prévoir le nombre de salariés. Et une desserte intelligente du site. Prévu pour durer 5 ans avec 2 200 salariés, le chantier EPR devrait finalement durer 7 ans avec près de 4 000 salariés.

Des conditions de sécurité déplorables

Sur place, le travail est rude. Il faut manier de la ferraille et du béton, par tous les temps. Dans un endroit souvent exposé au vent, à la pluie et au froid. Une vingtaine de grues strient le chantier de leurs immenses bras. Les manier sans qu’elles se touchent est un travail minutieux. Qui nécessite beaucoup de concentration. Pas facile quand les heures de travail et de fatigue s’accumulent, et qu’il faut faire vite. Au printemps 2010, un grutier avait fait valoir son droit de retrait, estimant que la façon dont était effectué son chargement mettait les hommes au sol en danger. Il a été mis à la porte.

Le 27 janvier dernier, un ouvrier soudeur de 37 ans, père de trois enfants, est mort après une chute de plus de 10 mètres suite à la collision entre la passerelle où il se trouvait et le chargement d’une grue. L’enquête suit son cours. Mais selon la CGT, la responsabilité de Bouygues est clairement engagée. « Nous dénonçons des dysfonctionnements depuis longtemps, rapporte Jacques Tord. Certains personnes conduisent des engins sans autorisation, il n’y a pas de contrôles d’alcoolémie – alors que la consommation d’alcool est un vrai problème, les journées de travail sont parfois beaucoup trop longues, le nombre d’accidents est sous-estimé. »

Une inspection du travail qui laisse à désirer

Un grutier confie être «  flippé » quand il voit arriver les casques jaunes vers lui. « Les casques jaunes, explique-t-il, ce sont les Roumains. Ils ne sont pas méchants. Ce n’est pas de leur faute. Simplement, ils ne sont pas bien formés. Ils ne savent pas vraiment ce qui est dangereux. C’est un problème. » Les conditions d’embauche et de paiement des salariés étrangers sont par ailleurs totalement opaques. Les syndicats n’ont jamais réussi à se procurer des contrats de travail ou des fiches de paies.

Sur un chantier nucléaire, c’est l’Autorité de sureté nucléaire (ASN) qui est compétente en matière d’inspection du travail. Les syndicats estiment que son expertise est pour le moins insuffisante, du moins pour le secteur du BTP. « Nous n’avons pas de bilan social, tempête Jacques Tord. L’ASN ne communique pas du tout sur le sujet. Nous avons demandé une dérogation à François Fillon pour que l’inspecteur du travail de droit commun puisse enquêter sur ces chantiers. Mais nous n’avons pas de nouvelles. » Sur le site internet de l’ASN, les compte-rendus d’inspection évoquent beaucoup d’aspects techniques. Mais jamais des conditions de travail.

Répression syndicale

Aux déplorables conditions de sécurité s’ajoutent une forte répression syndicale. CGT et CFDT, qui disposent chacune d’un bureau dans des locaux près du chantier, expliquent que les ouvriers n’ont pas intérêt à venir les voir. Surtout ceux de chez Bouygues. « Celui qui ose venir est au mieux rappelé à l’ordre. Au pire simplement viré. » C’est ainsi que la direction de Bouygues a sabordé dès le début du chantier, en 2007, une section CGT qui tentait d’émerger.

L’arrivée d’un nouveau directeur EDF sur le chantier, et le démarrage effectif de l’association inter-loisirs pour les travailleurs étrangers (qui a déjà programmé plusieurs sorties pour ce début d’année) annoncent peut-être une amélioration. Les syndicats estiment, en tout cas, aborder une période au cours de laquelle il sera plus facile de dialoguer. Au moins avec EDF. Qui a le privilège, en tant que grand-maître-d’ouvrage-donneur-d’ordres de rappeler aux entreprises maîtres d’œuvres, telles que Bouygues, qu’il existe encore un droit du travail. Et que nul ne peut, normalement, s’y soustraire. D’autant que pour de tels chantiers, les négligences et autres violations du droit mettent clairement en cause la sureté nucléaire du réacteur à venir.

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