Dans le cadre des discussions entre professionnels et habitants du quartier de Belleville initiées par le projet DiverCité, l’une des thématiques qui est ressortie le plus fortement comme objet de questionnement et d’inquiétude pour tous les interlocuteurs, mais peut-être plus particulièrement pour les habitants, est celle de l’autorité.
L’autorité, contraire de l’autoritarisme ?
C’est presque devenu un lieu commun depuis quelques années, dans une bonne partie de la population française, que d’entendre déplorer le déficit d’autorité dont souffrirait la société actuelle. Cette plainte a à l’évidence une forte connotation conservatrice, et elle a souvent été relayée (et instrumentalisée) par les politiciens pour montrer du doigt les populations pauvres ou migrantes. Mais le fait que ce soient ces populations elles-mêmes qui fassent part de leur inquiétude en matière d’autorité doit nous empêcher de céder à la tentation de totalement disqualifier la question. Même si, au final, notre diagnostic pourra être sensiblement différent (derrière le déficit supposé d’autorité se cache en fait un déficit de citoyenneté), il faut comprendre à quoi précisément renvoient ces inquiétudes exprimées.
Le meilleur moyen de le faire est peut-être de partir d’un exemple concret survenu sur le quartier et qui a été discuté en détail lors d’une réunion du projet DiverCité. En 2005 comme tous les ans, à la fin de l’année scolaire, une fête de quartier a été organisée l’initiative d’associations locales et du centre social, destinée aux enfants et aux jeunes, mais aussi aux parents et à tout habitant du quartier qui le souhaitait. La projection d’un film en plein air devait clôturer la soirée. Malheureusement, en raison de la pluie, on dut se replier sur une salle, qui s’avéra trop petite pour accueillir tout le monde, d’où des délais et des atermoiements supplémentaires. La salle se trouva envahie par une horde d’enfants du quartier, surexcités et incontrôlables. Les parents n’étaient pas là. Les « grands frères » qui assistaient à la scène eurent plutôt tendance à mettre de l’huile sur le feu. Les responsables de la soirée, sentant qu’ils perdaient le contrôle de la situation, se résolurent à annuler la soirée, provoquant récriminations et frustrations supplémentaires.
Ces incidents se caractérisent par leur nature anecdotique davantage que par leur aspect spectaculaire. Ils furent oubliés aussitôt que survenus et n’eurent aucune conséquence significative. Ils font cependant signe vers un malaise plus général, ressenti par de nombreuses personnes, concernant les relations sociales sur le quartier, qui semblent pouvoir déraper plus facilement dans la confrontation, notamment quand il s’agit d’enfants et de jeunes. Il y a comme une impression (par illusion rétrospective ?) que ces derniers sont devenus moins spontanément obéissants, moins prévisibles et moins contrôlables, constamment à la frontière entre civilité et incivilité. Bref, un certain fonctionnement social qui paraissait naturel a perdu de son évidence. Les enfants n’écoutent plus forcément les adultes. Face à un incident aussi mineur, il ne semble plus y avoir les moyens de trouver une solution raisonnable. Un événement à vocation collective et festive se transforme en confrontation entre jeunes et « institutions ».
En un sens, l’autorité à laquelle il est fait référence ici est à l’opposé de ce qu’une idéologie conservatrice et sécuritaire entend sous ce terme. La notion d’autorité est en fait passablement ambiguë. D’une part, elle semble renvoyer à un besoin d’être plus « rigoureux » avec ces jeunes et de mieux contrôler leurs comportements, au besoin par des moyens policiers (ou militaires…). L’autorité dans ce contexte s’oppose au « libéralisme » ou au « laxisme ». La notion d’autorité est alors fortement liée à celle de « force » ou de « contrainte ». Mais d’autre part, si l’on y regarde d’un peu plus près, l’autorité est une idée qui par plusieurs aspects s’oppose à celle de force ou de contrainte. Que l’on pense à « l’autorité parentale » ou à « l’autorité du savoir », il s’agit d’un pouvoir ou d’une hiérarchie acceptés librement, sans contrainte physique ou morale. Il en va de même lorsque l’on parle de « l’autorité de la loi » : cela renvoie au fait que la loi est respectée « naturellement », parce que c’est la loi, et non par crainte d’une éventuelle sanction policière. L’autorité signifie dans ce cas une sorte de respect naturel des règles ou des hiérarchies sociales, sans besoin de passer par un rapport de force permanent (l’obéissance des enfants aux adultes est l’exemple le plus clair ; c’est justement celui qui poserait problème actuellement). La notion d’autorité est alors très liée à celle de légitimité.
C’est davantage à la seconde forme d’autorité que renvoie l’exemple que nous avons décrit : l’appel à « l’autorité » de la part des habitants signifie simplement une volonté de « pacifier » les relations sociales (et en particulier les relations entre les individus et les institutions), de faire baisser l’agressivité, de faire en sorte que les règles de la vie commune et les « hiérarchies naturelles » soient respectées de manière plus fluide. Notons toutefois qu’il est sans doute impossible de séparer entièrement les deux aspects de l’autorité (l’un fait de contrainte et l’autre de consentement libre), ou en tout cas que la frontière entre les deux n’est pas claire. Cela implique en tout cas que l’exercice de l’autorité est très loin de se restreindre au rôle de la police. Les membres de la police qui ont eu l’occasion de participer à certaines discussions ont d’ailleurs fait part de leur exaspération quant au fait que certains habitants s’en remettaient désormais à la police pour régler leurs moindres problèmes de vie quotidienne et de voisinage. C’est un terrible constat de dysfonctionnement social que d’en arriver au point où les gens ne soient plus capables de gérer leurs relations en adultes et où le seul mode de régulation envisageable de la vie collective soit l’appel à la contrainte policière.
Qui donc aurait dû, pour revenir au cas concret que nous avons présenté, exercer l’autorité vis-à-vis des enfants ? Les « grands frères » ont eu une attitude ambiguë, peut-être par refus de s’allier trop manifestement avec le côté des « institutions ». Les professionnels et éducateurs qui avaient organisé la fête se sont trouvés dépassés par des petits que d’habitude ils parvenaient à encadrer. Les quelques adultes qui étaient présents ne sont pas intervenus, ce qui renvoie à d’autres questions encore (voir L’espace public et le sentiment de responsabilité collective). Les parents, enfin, étaient quasi tous absents. Ce dernier point fait sans doute signe vers l’une des sources du problème, liée au mode d’organisation de la soirée. Conçue dans l’esprit d’une fête de quartier ouverte à tous les habitants, celle-ci a peut-être été perçue, du côté des habitants qui n’ont pas été associés à sa conception, davantage comme une prestation de services du même type qu’un centre de loisirs. D’où sans douter l’impression chez les parents que la séance de cinéma ne leur était pas spécifiquement destinée et qu’ils pouvaient (et même devaient) déléguer entièrement la responsabilité de leurs enfants aux organisateurs, sans s’en préoccuper davantage. D’où également, à l’égard de cette fête, une attitude de consommateur qui explique pour une part les débordements des enfants et la passivité des autres adultes présents à la séance. En tout état de cause, l’une des leçons tirées de l’expérience par les organisateurs de la fête est le besoin d’associer davantage les parents et les habitants du quartier à la mise en œuvre des activités futures, avec l’espoir que cela contribuera à prévenir la répétition de difficultés du même type.
L’autorité parentale en difficulté ?
La perte d’évidence de l’autorité tient sans doute à la nature même de nos sociétés modernes « libérales » (au sens moral et non économique du terme), fondées sur le refus de l’autorité brute et des hiérarchies figées – des sociétés qui précisément cherchent à réduire au maximum l’aspect contraignant de l’autorité au profit de son aspect de consentement raisonnable. Et les choses se compliquent encore dans le cas des familles migrantes. Les parents issus de l’immigration se voient constamment montrés du doigt par les médias et les politiciens pour leur manque d’autorité supposé vis-à-vis de leurs enfants. Nombre de ces parents font effectivement état d’un sentiment de perte d’emprise sur leurs enfants en France. Parallèlement, ils se sentent sur-responsabilisés par les institutions. Mais le reproche est souvent réciproque, puisqu’ils sont nombreux à juger que la société française (à travers en particulier la vision qui en est véhiculée par les médias) est trop laxiste, qu’elle accorde trop de droit aux enfants, qu’elle ne les laisse pas exercer leur propre autorité sur les enfants. On peut d’ailleurs observer que de nombreux dispositifs d’aide sociale dont bénéficient les familles migrantes (par exemple un logement d’urgence en hôtel meublé) sont liés à la présence d’enfants ; à la limite, ce sont les enfants qui sont les bénéficiaires de l’aide sociale, leurs parents en profitant presque de manière incidente ! Cela peut peser sur les rapports entre parents et professionnels. On est face à une situation où d’une part l’autorité des parents est rendue moins évidente pour toute une série de raisons qui tiennent à leur situation de migrants (ou de pauvres), et où d’autre part, il y a conflit et discordance entre différentes conceptions de l’autorité.
L’autorité « naturelle », comme cela a été suggéré plus haut, trouve en partie sa source et sa légitimité dans le savoir, la position sociale. Si les enfants d’immigrés perçoivent leurs parents comme se trouvant en situation d’échec dans la société française, voire en situation d’exclusion de cette société (du point de vue économique ou politique), ils peuvent remettre en question leur légitimité à leur donner des conseils et à les guider. À l’inverse, ils peuvent rejeter d’autant plus violemment l’autorité et la légitimité d’une société qui humilie ainsi leurs parents. D’un côté, la société dévalorise les parents immigrés, et de l’autre elle attend d’eux qu’ils fassent autorité. Une autre difficulté rencontrée par les parents peut être leur mauvaise connaissance de la société française, de ses institutions et de leur fonctionnement, facteur qui se trouve évidemment encore aggravé lorsqu’il s’accompagne d’une mauvaise connaissance de la langue française. Dans ce dernier cas en particulier, ils doivent passer constamment par l’intermédiaire de leurs enfants, ce dont ces derniers savent jouer à leur profit quand ils sont concernés (par exemple dans les relations entre les parents et l’école).
Cette situation conduit en retour à des difficultés d’articulation et de cohérence entre d’une part l’autorité des parents et d’autre part celles de l’école ou des diverses institutions qui prennent en charge leurs enfants (voir L’autorité des parents, l’autorité de l’école). Certains parents, du fait de leur sentiment d’impuissance et d’illégitimité, peuvent avoir tendance à déléguer totalement leur autorité aux institutions. Il y a aussi le problème des divergences dans les conceptions de l’éducation des enfants. Une grande partie des parents issus de l’immigration jugent ainsi l’école française trop permissive : elle inculquerait trop aux enfants l’idée qu’ils ont des droits, qu’ils peuvent négocier leur obéissance avec les parents…
Certains parents vont jusqu’à voir dans la conception libérale de l’éducation une menace qui vient (tout comme l’information parvenant à travers les médias, qui pour une fois jouent sans doute un rôle globalement positif dans ce domaine) saper l’exercice traditionnel de l’autorité dans le cadre familial. Ils réclament parfois de la société française qu’elles les laissent libres d’exercer leur autorité à leur manière, voire renvoient leurs enfants au pays pour qu’ils y retrouvent le sens du respect… La question des châtiments corporels est revenue comme un leitmotiv dans les témoignages des parents. La campagne « Halte aux fessées » dans les écoles a pu être perçue (l’interprétation des enfants aidant…) comme une interdiction d’exercer l’autorité en général. Il y a sans doute là un problème de communication vis-à-vis des parents, qui doivent saisir la nuance entre fessée occasionnelle (même si on est en droit de s’interroger sur son efficacité, en particulier si elle ne s’accompagne pas d’un effort d’explication) et véritable maltraitance, et auxquels on devrait peut-être aussi davantage expliquer la forme d’autorité qui prévaut à l’école. Mais il n’est pas toujours facile de trouver un équilibre satisfaisant de ce point de vue. Le cas a été évoqué, au cours des discussions, d’un père qui avait frappé son fils après que celui-ci eut commis un vol. Le fils ayant porté plainte, le père a finalement été condamné par la justice. Il a alors dit au juge : « Puisque vous ne me laissez pas remettre mon fils sur le droit chemin moi-même, je vous le laisse ; c’est vous qui en êtes responsable désormais. » Donner aux enfants une impression d’être sur-protégés contre leurs parents peut être contre-productif. Mais inversement, le fait que la seule autorité qui vaille au sein de la famille soit fondée sur la punition corporelle n’est pas de nature à faciliter la tâche des enseignants qui doivent faire accepter leur autorité « libérale » aux enfants.
On a là un exemple typique de problématique interculturelle (voir Où va se nicher l’interculturel ?). Du fait des situations de migration, on se trouve face à des conceptions différentes de l’autorité, et donc des difficultés réelles. En plus de cela, faute d’espace de communication et d’explication, chaque partie projette ses propres images sur le mode d’autorité de l’autre et l’accuse de tous les maux, ce qui entraîne une dynamique de confrontation plutôt que de discussion. Il ne s’agit certes pas d’accepter de céder sur la conception libérale de l’éducation qui prévaut en France, mais au moins d’accompagner les parents et leurs enfants dans une transition pas forcément évidente, au lieu d’exclure et de culpabiliser d’emblée les parents.
Finalement, on peut se demander, au vu des divers cas que nous avons décrit, si la « bonne » autorité ne fait pas sens avant tout par rapport à un collectif, dont on acceptera d’autant plus volontiers les règles communes que l’on aura confiance dans le fait qu’il en découlera un plus grand bien pour tous et que la vie commune pourra ainsi se dérouler dans de meilleures conditions. Dans cette perspective, la crise d’autorité que nous connaîtrions serait à renvoyer à une crise du sentiment du collectif et de la citoyenneté.
famille, désintégration sociale, lien social, relations sociales, évolution culturelle et changement social
, France, Paris, Belleville
Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.