La crise actuelle manifeste l’effondrement d’un modèle. C’est l’effondrement d’une promesse, celle d’un monde délivré de la pauvreté grâce aux possibilités supposées infinies d’expansion de la richesse et grâce à l’extension du capitalisme à l’échelle mondiale, celle d’un monde unifié par le libre-échange absolu, la concurrence et la déréglementation.
Le capitalisme financiarisé et les technologies de l’information, l’obsession de la vitesse et de la gestion en temps réel, ont modifié le sens et le rôle des territoires. La délocalisation des activités est devenue dans l’imaginaire néolibéral la condition de l’efficacité économique et de l’amélioration du bien-être. La crise financière, qui éclate en même temps que les déséquilibres écologiques explosent, révèle comment cette utopie menace l’existence même des sociétés, dont les ressources humaines, sociales et naturelles ont été systématiquement pillées.
Le libre échangisme implique la déterritorialisation et les délocalisations
Les politiques néo-libérales se sont fondées sur la tentative d’affranchissement des activités économiques vis-à-vis des contraintes sociales, politiques ou écologiques. Les statuts de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), visant à supprimer les obstacles tarifaires et « non tarifaires » à l’expansion du libre-échange, ont donné une légitimité internationale à cette idéologie. Le territoire, sous la forme des États ou des collectivités locales, lieu traditionnel d’exercice du pouvoir politique et de la démocratie, a été considéré comme une rigidité, un obstacle à l’utopie du grand Marché, utopie au sens de non lieu (a-topie), d’absence de lieu de pouvoir identifié. Le territoire est vu en effet comme un simple stock de ressources à optimiser selon les règles du calcul économique, au mépris de ceux et celles qui l’habitent et y travaillent, au mépris de l’environnement et des écosystèmes. Les lois, réglementations, normes ou coutumes, sont alors considérés comme des archaïsmes dont il convient de s’affranchir pour entrer dans les délices du marché mondial.
Cette utopie d’une économie hors sol, hors société, comme celle d’une agriculture hors sol, est parfaitement destructrice et la crise actuelle en est une première manifestation. Les chaînes productives distendues d’une extrémité à l’autre de la planète, l’augmentation des échanges croisés de produits similaires, notamment dans des grandes zones régionales comme l’Union Européenne, l’exigence de sur-mobilité des personnes abusivement confondue avec la liberté de circulation, sont l’illustration de l’extraversion des sociétés et du dogme libre échangiste qui la sous-tend.
…ainsi que l’explosion des transports à l’échelle internationale
Le libre-échangisme impose l’ouverture mondiale des marchés et place la main d’œuvre des pays riches en concurrence avec celle des pays « en développement », ce qui contribue à mater sa résistance et à lui faire accepter peu à peu des régressions sociales. Pour cela, il faut pouvoir transporter au plus bas prix, vers les consommateurs, les produits fabriqués dans les pays à faible coût social, fiscal et environnemental, afin que la plus-value tirée des travailleurs exploités dans ces pays « ne se perde pas en route » – c’est bien le cas de le dire.
Les bas prix du transport résultent du dumping social issu de sa « libéralisation », qui a transformé certains marins et chauffeurs routiers en esclaves modernes et s’est traduit par d’énormes hausses du trafic et le saccage de l’environnement. Le transport aérien prend la même voie, le low cost étant encouragé par les politiques publiques nationales et européennes, ainsi que le transport ferroviaire, où l’ouverture forcée à la concurrence des réseaux en Europe a conduit à imposer la séparation des infrastructures et des services (Unbundling), au détriment de l’efficacité technique et économique du rail, ainsi que de la sécurité (cf. la Grande-Bretagne).
L’un des dogmes libéraux est que le libre-échange et l’augmentation des transports sont indispensables à la croissance économique, condition prétendue nécessaire et suffi sante au bien-être. En réalité, l’accroissement des déplacements de marchandises n’est pas un fait inéluctable, mais une caractéristique du régime d’accumulation actuel du capital ; il est l’un des piliers sur lesquels ont reposé les gains de productivité de ces dernières décennies dans l’industrie et la grande distribution. Les méthodes modernes de gestion (« zéro stock », « flux tendu », « juste à temps ») multiplient les transports, qui suivent au plus près la production et la commercialisation des marchandises. Les économies de gestion des stocks découlent de la circulation d’un flux ininterrompu de camions, véritables « stocks roulants ».
Ces principes et ces méthodes conduisent à des situations quasi délirantes, où l’on voit les ingrédients nécessaires à la fabrication d’un simple pot de yaourt aux fraises parcourir au total plus de 9 000 kilomètres avant d’être réunis, ou bien les matières premières et composants d’un banal blue-jean effectuer un périple de 30 000 kilomètres, soit l’ordre de grandeur du tour du monde, et à émettre près de la moitié de son poids final en gaz carbonique. Pris parmi des dizaines, ces exemples illustrent la liaison étroite entre l’exploitation des travailleurs et la destruction de l’environnement, ainsi que le rôle central du transport. La possibilité de multiplier à faible coût les flux incite à délocaliser la production, en scindant la chaîne productive en autant de maillons que nécessaire pour les situer, au cas par cas, en des lieux choisis afin de minimiser les charges sociales, fiscales ou environnementales.
« L’optimisation économique » permise par la sous-tarification du transport en fait une variable d’ajustement de décisions prises dans la production, dont il est chargé d’assumer les tensions. Elle s’appuie sur la dérégulation du secteur et sur la quasi-gratuité, pour les industriels chargeurs, des impacts considérables du transport sur l’environnement et la vie quotidienne des populations. Le transport est ainsi un moyen privilégié de transférer des coûts privés vers l’ensemble de la collectivité, puisque c’est la seule activité à se déployer en totalité dans l’espace public.
Comme nous l’avons vu plus haut, les conséquences de cette délocalisation généralisée sont considérables en termes de consommation d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre (voir article « L’état des lieux » page 7 à 17).
Les conditions de la relocalisation
Dans ce contexte, la relocalisation de l’économie est nécessaire et souhaitable pour rouvrir une possibilité d’avenir commun à l’échelle de l’humanité. Il est toutefois nécessaire d’en définir les conditions. En effet, face aux échecs des politiques actuelles, elle peut être conçue comme une stratégie d’adaptation, comme tremplin pour une entrée dans le monde globalisé. Le marché de la pauvreté, avec l’extension des produits low cost, exige en effet la mise en œuvre de procédures de marketing appuyées sur des structures locales. Certaines expériences de micro-crédit dans les pays du Sud par exemple sont à cet égard symptomatiques, lorsqu’elles consistent à permettre l’accès à des biens correspondant à des normes de consommation occidentales. Dans cette logique, le local est considéré comme une simple déclinaison du global, comme un ancrage temporaire pour faire face aux inégalités mondiales. La relocalisation peut être aussi conçue comme une forme de patriotisme économique à l’heure où les luttes pour les ressources humaines et environnementales s’exacerbent. Ces deux options, la fuite dans le mode globalisé ou le repli sur du local pensé comme antinomique au reste du monde, ne feraient que poursuivre ce qui a conduit à la crise actuelle, avec une exacerbation des conflits et des guerres. C’est pourquoi la relocalisation des activités doit être pensée comme une reterritorialisation de celles- ci, comme un projet d’autonomie politique des sociétés, comme un moyen de réponse aux questions cruciales : que produire, comment produire, comment répartir la richesse ? La relocalisation est alors l’expression des limites politiques, sociales, écologiques à l’expansion généralisée et l’affirmation de la nécessaire socio-diversité pour assurer la durabilité d’un monde commun à l’échelle de la planète.
Des expériences de base pour une relocalisation de l’économie, fondées sur le principe de la coopération, même si elles sont minoritaires, ouvrent des perspectives concrètes et immédiates, aussi bien dans les pays du Nord que du Sud. Elles doivent être encouragées par des politiques publiques qui, sans se substituer à ces initiatives, en favorisent l’extension, la cohérence et la pérennité. La relocalisation doit pour cela répondre à trois exigences à prendre en compte simultanément :
L’arrêt de la dévalorisation généralisée du travail humain. Le chantage aux délocalisations conduit à l’acceptation d’activités dangereuses pour les personnes et pour les écosystèmes. Même si, temporairement, les délocalisations peuvent créer des emplois dans les pays du Sud, dans des conditions souvent terrifiantes, ces derniers sont également menacés à leur tour par l’existence de zones à toujours moindres coûts.
Le droit des peuples à la souveraineté alimentaire et à une alimentation saine. Il suppose la reconquête de l’agriculture vivrière au Sud et de l’agriculture paysanne au Nord et la protection vis-à-vis des intérêts des transnationales de l’agro-alimentaire.
La lutte contre les destructions environnementales, notamment celles occasionnées par l’explosion des transports et la délocalisation d’industries polluantes ou des déchets dans les pays du Sud.
Pour une relocalisation écologique et sociale
Dès maintenant, nous disposons des outils pour amorcer ce changement. Les politiques douanières doivent être des moyens modulables pour répondre en même temps aux exigences d’emploi, d’impact sur l’environnement, de satisfaction des besoins sociaux et de redéfinition des rapports Nord-Sud. Cela suppose l’abandon du dogme du libre-échange et une réforme radicale de l’OMC et de la politique douanière de l’Union européenne.
Les accords commerciaux ne doivent plus être indépendants du respect des droits humains, sociaux et environnementaux. De même, les services publics doivent être reconnus comme un moyen irremplaçable pour nourrir les territoires. Leur affaiblissement et la disparition de services publics de proximité dévitalisent les régions rurales et les périphéries urbaines, renforçant le double mouvement de polarisation des activités dans certaines zones et de désertification pour le reste. Reconquérir les services publics et en créer de nouveaux, en assurer une véritable gestion démocratique, constituent des préalables pour une relocalisation de l’économie tout comme l’arrêt des politiques dites d’« ajustements structurels » (ouverture des frontières, privatisation des services publics, orientation de la production vers les exportations, etc.) imposées aux pays du Sud par les organisations financières internationales, notamment le Fond Monétaire International (FMI).
Un statut mondial pour les biens communs, comme l’eau, les ressources non-renouvelables, le vivant, la connaissance, en les déclarant hors-marché, devrait stopper le pillage des pays du Sud et favoriser un recentrage des activités.
La déterritorialisation des activités tend à faire du local une subdivision de l’ordre global, une déclinaison de cet ordre. La relocalisation de l’économie relève au contraire d’un choix politique visant à recréer du territoire, comme construction sociale historicisée et comme réalité naturelle de l’espace, et à ouvrir à nouveau le champ du politique et la capacité des choix collectifs. Pour autant, le local, quelle que soit sa taille, ne peut être envisagé en soi, comme entité fermée et auto-suffi sante, mais dans son rapport avec le monde. La globalisation tend à produire des sociétés de masse, candidates aux replis identitaires, des sociétés dépouillées de tout projet politique définissant le vivre-ensemble et réduites à des stratégies de survie dans un monde de concurrence. La relocalisation doit être au contraire le moyen d’inventer de nouvelles articulations entre le local et le mondial, entre le social et l’environnemental, entre l’universel et le particulier. Elle est en même temps une condition indispensable à la maîtrise des flux de transports, des consommations d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre.
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Vers la sortie de route ? Les transports face aux défis de l’énergie et du climat
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