La géoingénierie joue un rôle de plus en plus important dans l’approche adoptée par le Nord pour contrer le changement climatique, écrit Diana Bronson. Ses partisans se montrent dédaigneux des conséquences sociales et environnementales potentielles pour les populations autour du monde.
Alors que la géoingénierie – la modification intentionnelle à grande échelle des systèmes terrestres, y compris les systèmes climatiques – peut sembler relever de la science-fiction, c’est en fait un sujet brûlant d’actualité au sein des cercles politiques travaillant sur le changement climatique dans les pays industrialisés. Les impacts de cette orientation politique émergente sur l’Afrique – et ceux des technologies associées, si jamais elles étaient déployées – sont quant à eux moins fréquemment abordés.
Avec la publication du rapport de la Royal Society du Royaume-Uni l’année dernière (1), les réunions organisées par la National Academy of Sciences, les auditions au Parlement britannique et au Congrès américain (2), les millions de dollars débloqués pour la recherche par certains milliardaires bien connus (comme Bill Gates, fondateur de Microsoft, et Richard Branson de Virgin Airlines (3)) et le lancement de nouveaux programmes (4), il est temps que les acteurs de la société civile et les gouvernements du reste du monde prêtent attention. En fait, un débat international transparent et démocratique sur ces stratégies et ces technologies aurait déjà dû avoir lieu depuis longtemps.
Le changement climatique, comme le montrent avec évidence les dommages non intentionnels déjà infligés à notre planète surchargée, ne respectera pas les frontières nationales. Les géoingénieurs (scientifiques, entrepreneurs et militants politiques) proposent d’étudier, évaluer et finalement utiliser un certain nombre de technologies. Celles-ci se classent en trois grandes catégories :
1 – La première série de stratégies de géoingénierie est connue sous le nom de « gestion de la radiation solaire » (solar radiation management ou SRM). Ces propositions visent à réduire la quantité de lumière solaire atteignant la planète en faisant en sorte qu’elle soit davantage réfléchie et renvoyée dans l’espace et de réduire d’autant le réchauffement atmosphérique. Cette stratégie est également décrite comme l’augmentation de l’albédo terrestre. Les propositions avancées dans ce domaine incluent le lancement dans la stratosphère de quantités massives de dioxyde de soufre, ou d’aérosols d’aluminium, ou de nanoparticules manufacturées, le blanchissement des nuages par l’aspersion d’eau de mer, la couverture des déserts par du plastique, l’application de peinture blanche sur les sommets des montagne ou la création d’une couche de bulles faisant écume à la surface de l’océan.
2 – Une deuxième série de technologies regroupe les efforts visant à aspirer des mégatonnes de gaz à effets de serre hors de l’atmosphère et à les piéger soit biologiquement, soit mécaniquement. Parmi les stratégies proposées, celle de rejeter du fer ou de l’urée dans la mer afin de « fertiliser » des zones pauvres en nutriments et stimuler ainsi la croissance de phytoplanctons qui, théoriquement, séquestreront le CO2 de l’atmosphère dans la mer. À ce jour, cela n’a jamais fonctionné. On trouve également dans ce groupe des projets visant à changer la chimie des océans afin d’augmenter l’absorption du CO2 (connus sous le nom de météorisation améliorée, enhanced weathering), des arbres artificiels ou des machines aspiratrices de carbone, et l’appropriation puis le brûlage de résidus végétaux (forêts et cultures) en un charbon (appelé biochar ou biocharbon) qui serait par la suite enterré pour en séquestrer le carbone.
3 – Une troisième série de propositions de géoingénierie ne porte pas directement sur le contrôle du climat, mais essaye plutôt d’agir au niveau des phénomènes météorologiques – en intervenant pour réduire ou rediriger les ouragans, ou pour « ensemencer » les nuages afin de catalyser des chutes de pluies dans les régions sèches. De telles technologies sont déjà fréquemment utilisées (150 exemples dans 40 pays selon un rapport (5)), souvent en lien avec des objectifs et institutions militaires, l’exemple le plus connu étant leur utilisation par les États-Unis pour entraver les mouvements des troupes ennemies pendant la guerre du Vietnam. Souvent, les débats sur la géoingénierie omettent ces modifications météorologiques, mais comme l’historien James Fleming l’a démontré de manière convaincante dans son livre Fixing the Sky, les racines historiques et philosophiques des propositions contemporaines de géoingénierie sont dans la droite ligne des nombreuses tentatives plus anciennes pour contrôler le climat.
Toutes ces propositions vont avoir des impacts sociaux et environnementaux qui seront ressentis bien au-delà des régions du monde où seront prises les décisions de les déployer. En fait, alors que les discussions scientifiques deviennent de plus en plus sophistiquées et que la géoingénierie gagne en crédibilité à Washington et à Londres comme « plan B » pour le climat, la question de savoir comment de telles technologies devraient être gouvernées internationalement commence à émerger. De plus en plus, les partisans de la géoingénierie rejettent une approche multilatérale où tous les pays auraient un siège à la table et parlent de « bottom-up » (initiatives « ascendantes » depuis la base), de « soft law » (instruments « mous » de doit international) ou d’engagements volontaires comme substituts au droit international (6). Apparemment oublieux du fait que les pays industrialisés ont saboté toute réponse multilatérale sensée au changement climatique, ils déclarent maintenant que davantage d’arrangements informels de gouvernance sont nécessaires. Comme peut-être une gouvernance globale exercée par l’OCDE (Organisation pour la coopération économique et le développement), le G20 ou le Forum des principales économies ? Ou simplement une coalition des volontaires ? Tout en tout cas sauf les Nations unies, où chaque pays bénéfice d’un siège.
Aérosols stratosphériques et impacts sur les sols
L’une des technologies les plus connues de « gestion de la radiation solaire » implique de lancer des minuscules particules de dioxyde de soufre ou d’aluminium dans la couche supérieure de l’atmosphère connue sous le nom de stratosphère (jusqu’à 50km de la terre). Cette démarche se modèle en partie sur la poussière dispersée par de grands et puissants volcans, afin que davantage de lumière solaire soit réfléchie dans l’espace qu’à l’ordinaire, ce qui permettrait ainsi un effet refroidissant sans que soit du tout réduite la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Ce refroidissement artificiel traite le symptôme plutôt que la cause du réchauffement climatique et entraînerait de nombreux effets indirects négatifs. Personne ne sait vraiment exactement ce que ces effets seront, car les modèles informatiques sont notoirement simplistes et ne peuvent précisément prédire comment un système climatique complexe réagira aux expériences des ingénieurs. Même les meilleurs scientifiques ne comprennent pas vraiment comment fonctionne le système climatique. Cependant, un des effets mis en avant par plusieurs simulations informatiques et par l’étude des exemples historiques (comme l’éruption du Mont Pinatubo en 1991) est la diminution des précipitations et l’augmentation des perturbations dans les moussons africaines et indiennes. Nul besoin d’ajouter que cela entraînerait des bouleversements de la production agricole, menaçant potentiellement l’approvisionnement alimentaire d’environ 2 milliards de personnes (7). Parmi les impacts négatifs potentiels de cette technologie, des ciels plus blancs, des dommages à la couche d’ozone, une baisse d’efficacité de l’énergie solaire, l’obstruction de l’astronomie, la poursuite de l’acidification des océans et foule d’autres perturbations non anticipées des écosystèmes. Enfin, si les injections devaient être soudain stoppées, un réchauffement très rapide et dangereux s’ensuivrait, sans laisser le temps aux humains ou à l’écosystème de s’adapter (8).
C’est aussi l’une des technologies les plus centralisées et probablement aussi peu chère à mettre en œuvre que rapide à causer un impact. Les institutions militaires et leurs sous-traitants seraient certainement sollicités pour développer les équipements nécessaires (Boeing, par exemple, y travaille déjà). Un seul État, une petite coalition de pays, une entreprise ou même un individu pourrait exécuter un tel projet pour une somme relativement modeste.
D’autre part, qui déciderait à quelle température le thermostat de la terre doit être fixé ? Qui contrôlerait la taille des particules à utiliser ? Et qui aurait le pouvoir d’annuler une telle expérience si ses effets étaient pires qu’escomptés ? Des guerres ont lieu pour moins que ça.
Enfin, il n’y a aucun « terrain d’expérimentation » où « l’option stratosphérique » pourrait être testée – nous avons seulement une planète. Un test à très petite échelle a déjà été effectué en Russie (9), mais il ne peut actuellement rien prouver quant à la manière dont réagiraient les aérosols s’ils étaient déployés à l’échelle massive nécessaire à la modification du climat. Comme Alan Robock et ses collègues l’ont écrit : « La géoingénierie ne peut être testée sans mise en œuvre à échelle globale. La production initiale de gouttes d’aérosols peut être testée à petite échelle, mais la manière dont elles évolueront en taille (qui détermine le taux d’injection nécessaire pour produire un refroidissement donné) ne peut être testée qu’en réalisant des injections dans un nuage d’aérosol existant, qui ne peut être confiné à une localisation. D’autre part, la variabilité du temps et du climat exclut toute vérification de la réponse climatique sans mise en œuvre à grande échelle sur une durée d’au moins une décennie. De telles applications à grande échelle pourraient induire des bouleversements substantiels dans la production alimentaire. » (10)
Le biochar, ou charbon de bois souterrain
Le biochar (ou biocharbon) est la technologie de géoingénierie qui a fait de l’Afrique son terrain d’expérimentation privilégié. Les déchets agricoles « non exploités », ou des plantes et le bois d’arbres cultivés dans ce but, sont brûlés dans une atmosphère faible en oxygène à travers un processus connu sous le nom de pyrolyse (un type de gazéification) et son ensuite enterrés dans le sol, où ils resteraient stockés prétendument pour « des centaines à des milliers d’années » (11). De plus, sous prétexte de séquestrer le carbone de façon sûre, le procédé a pour sous-produit une bioénergie qui peut remplacer certaines utilisations des hydrocarbures. Des projets de biochar sont déjà en développement au Burkina Faso, Cameroun, Niger, Sénégal, Afrique du Sud, Tanzanie, Ouganda et Zambie (12).
Le biochar a suscité un important effet de mode, et les personnes qui désespèrent de trouver des solutions peuvent se montrer curieusement crédules, comme l’illustre cet entretien avec Laurens Rademaker du Fonds Biochar, une « entreprise sociale » « au cash-flow positif » offrant des « opportunités d’investissement ».
« Les bénéfices pour ces paysans sont instantanés et très significatifs. Avec le biochar, ils peuvent passer en seulement une ou deux récoltes de mal nourris à bien nourris et d’agriculteurs de subsistance à paysans capables de vendre une partie de leur surplus. » (13)
Rien de cela n’a été prouvé scientifiquement et c’est le plus souvent profondément illogique. En fait, aucune étude fiable sur l’impact à long terme du biochar sur les sols n’a été réalisée. Le parallèle est parfois fait avec la pratique amazonienne traditionnelle de la terra preta, mais une telle comparaison a davantage à voir avec les relations publiques qu’avec la science. Nous ne savons pas, par exemple, comment les différentes ressources primaires affectent les propriétés physiques et chimiques du biochar ; nous ne savons rien sur sa stabilité à long terme dans le sol ; en outre, les contraintes et impacts sociaux et économiques ont à peine été envisagés (14). Le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) estime que les plantations pour biochar doivent être appréhendées avec une grande précaution et que les impacts à long terme sur la durabilité agricole et la biodiversité en sont inconnus (15). Mais cela n’empêche pas les profiteurs du carbone et les charlatans de le promouvoir : de fait, ConocoPhilipps Canada, impliquée dans l’exploitation des sables bitumineux de l’Alberta, travaille activement à faire accréditer le biochar sur les marchés internationaux du carbone (16). C’est ce qu’Eduardo Galeano appellerait un monde à l’envers : des entreprises pétrolières douteuses qui pompent du carbone enterré depuis longtemps sous forme d’hydrocarbure et qui ensuite achètent des crédits carbone en brûlant du carbone vivant en Afrique grâce à une technologie hautement contestée, mais vendue comme une solution.
L’autre problème majeur du biochar est l’énorme quantité de sol qui serait nécessaire à sa production industrielle – des centaines de millions d’hectares. Si chaque tige ou brindille était ramassée pour être brûlée et enterrée, la biodiversité serait sapée, les nutriments du sol seraient perdus et les populations (en particulier, celles qui ont des droits de propriété non sécurisés) devraient quitter leurs terres. Des écosystèmes divers et riches en carbone en seraient encore davantage perturbés et commercialisés, à mesure que chaque pan de nature se trouvera progressivement assujetti à des marchés carbone favorables à ceux qui en définissent les règles et contrôlent le capital – et permettent à la surproduction et la surconsommation du Nord industrialisé de se poursuivre avec la même violence (17).
2010 est l’année internationale de la biodiversité et aussi une année de décisions critiques quant à ces projets d’altération de la planète. La Convention sur la diversité biologique (CBD) tiendra sa conférence biannuelle des parties (une réunion des ministres de l’environnement de 193 pays) à Nagoya, au Japon, en octobre 2010. Cette rencontre fera le bilan de la crise sur la biodiversité, avec l’extinction des espèces, la déforestation, la surpêche et la crise énergétique et climatique en compétition pour occuper la première place de l’ordre du jour. Quelques voix vont chercher à protéger la biodiversité des ravages de la surconsommation, de la monoculture, de l’addiction au pétrole et l’urbanisation rampante. D’autres vont promouvoir la croissance, les mécanismes de marché et les rustines technologiques avant toute autre considération, marchandisant aveuglement jusqu’au dernier chaque morceau d’air, de terre et de mer. Ce dernier groupe risque de considérer la géoingénierie de la terre comme une option à envisager, plutôt que comme une dangereuse pratique à stopper.
Lors de la rencontre de l’organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques du CBD qui s’est tenue à Nairobi en mai 2010, un moratoire sur les activités de géoingénierie a été proposé : « Aucune activité de géoingénierie liée au climat ne doit être mise en place avant qu’il n’existe une base scientifique adéquate qui justifie de telles activités et avant une prise en compte appropriée des risques associés pour l’environnement et la biodiversité et des impacts sociaux, économiques et culturels associés. » À elle seule, cette résolution ne sera pas suffisante pour mettre un frein à l’hubris scientifique et à l’arrogance politique à la base de la géoingénierie, mais cela empêchera au moins les entrepreneurs les plus agressifs de mener des expériences alors que la majorité des peuples et des gouvernements du monde commencent seulement à apprendre ce que sont ces technologies. Il est vital que les pays africains et les autres membres du G77 et la Chine se tiennent à ce moratoire et mettent à nouveau l’accent politique là où il doit être mis : sur les responsabilités des pays riches qui ont causé le problème du changement climatique en premier lieu.
La CBD a adopté un moratoire sur la fertilisation des océans en 2008, largement considéré comme un succès, malgré l’expérience du Lohafex qui a pris la mer au large des côtes sud africaines au début 2009 (18). Depuis lors, la science a impitoyablement discrédité cette pratique, des océanographes reconnus estimant « qu’il est temps de passer à autre chose »[19]. Nous devons construire sur la base de ce précédent pour nous assurer qu’aucune expérience de géoingénierie ne sera autorisée sur la terre, dans les mers ou dans l’espace. Une campagne de la société civile appelant à un moratoire sur les expériences de géoingénierie a été lancée au début de cette année lors du Sommet mondial des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère convoqué par le gouvernement bolivien. Elle est appelée « Hands Off Mother Earth » (Ne touchez pas à la terre mère), ou HOME.
Vous pouvez rejoindre le mouvement en envoyant votre photo – avec votre main en l’air pour signaler votre opposition – à photo@handsoffmotherearth.org.
changement climatique, innovation technologique, climat
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Nouvelles technologies en Afrique
Cette fiche existe également en anglais
Traduction : Abel Page
NdT : La Conférence de Nagoya a effectivement adopté un moratoire sur les projets de géoingénierie : www.etcgroup.org/en/node/5229.
Pambazuka - Afrique - www.pambazuka.org/fr/ - pz-editors (@) fahamu.org