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Une inversion symétrique des principes hygiénistes

Un jeu de basculement s’observe entre politiques hygiénistes et politiques de développement durable.

Cyria Emelianoff

2001

Un jeu de basculement s’observe entre politiques hygiénistes et politiques de développement durable. L’héritage hygiéniste est en effet au soubassement de l’urbanisme progressiste, comme de l’écologie municipale. Dans ce cas toutefois, ce sont moins les bases de l’approche hygiéniste qui sont en question que l’excès des politiques menées en son nom. Un panneau lumineux de la gare Montparnasse résumait récemment cette évolution par un slogan : « Trop d’hygiène tue l’hygiène", en se référant au développement de l’asthme et des allergies dans les pays occidentaux. Les milieux aseptisés empêchent les défenses immunitaires de se développer, tout en offrant aux intrants des niches sans compétiteurs, où ils prolifèrent sans limites, problème bien connu des milieux hospitaliers. La pollution atmosphérique de fond aggrave d’autre part les problèmes respiratoires. Enfin, certains produits chimiques et matériaux de construction jouent le rôle d’allergènes, ce qui a conduit certains architectes allemands à proposer des formes d’habitat « sain » pour personnes allergiques… La spirale hygiéniste est sans fin.

La dénonciation par le milieu médical des excès de l’hygiène est particulièrement pertinente en milieu urbain. L’hygiénisme en ville a conduit à supprimer les capacités d’auto-épuration des milieux urbains, qui s’avéreraient aujourd’hui utiles pour limiter les décharges de polluants dans les territoires environnants, véhiculés par exemple par les eaux pluviales. D’autre part, de nombreux problèmes d’environnement ne sont pas visibles ou ne relèvent plus de l’hygiène. Le CO2 est sans couleur et sans odeur, les pesticides sont à peine détectables, les produits chimiques qui interfèrent et perturbent le fonctionnement des systèmes hormonaux étaient considérés hier comme inoffensifs. A l’autre bout de l’échelle, le réchauffement climatique, la surpêche, l’érosion des sols, de la biodiversité, la désertification, la déforestation, ont très peu à voir avec l’hygiène. Comme l’explique le Club de Carnoules (1), les exigences environnementales ne portent plus sur le clean mais sur le lean, plus sur le « propre » mais sur le « léger », c’est-à-dire sur la réduction des impacts environnementaux de nos modes de vie, de consommation et de production. Les déchets eux-mêmes, emblématiques du « sale », commencent à être appréhendés comme des ressources au fur et à mesure que l’on apprend à les valoriser.

Les questions se sont donc largement déplacées par rapport à l’environnementalisme hygiéniste. L’approche hygiéniste a longtemps influencé les politiques urbaines d’environnement. Mais la course à la propreté, la chasse aux nuisances, l’ouverture du bureau des plaintes, les mètres carrés d’espaces verts ne font pas une politique de ville durable. En outre, les catégories du propre et du sale sont porteuses de racisme, tout comme le premier couple qui a défini l’écologie, le pur et l’impur, par exemple dans l’Allemagne nazie (2). Les populations des quartiers « propres » ont en effet oublié à quel point leurs comportements, loin d’être spontanés, ont été conditionnés par les politiques hygiénistes successives conduites en Europe (3).

Non contentes de s’en distancier, les pratiques du développement urbain durable vont aller jusqu’à inverser, dans les pays occidentaux, les principales politiques hygiénistes conduites au XIX° siècle et souvent perpétuées depuis. Le XIX° siècle s’était acharné à imperméabiliser le sol urbain et à recouvrir les canaux, pour assécher la ville et la désolidariser de ses boues putrides (4). Les hygiénistes se sont ensuite battus pour dédensifier la ville et la trouer de larges avenues. Ils ont, bien avant Le Corbusier, encouragé le zonage, la séparation des fonctions et des populations. Les politiques de développement urbain durable vont prendre le contre-pied de cette approche (5).

Dans un premier temps, l’humide retrouve quelques lettres de noblesse en milieu urbain. Sa revalorisation passe par la résurgence des trames aquatiques en ville : la restauration des marais périurbains, le déblaiement des zones humides littorales, le réaménagement des ports fluviaux abandonnés, la reconquête des berges, plus largement, et la remise à ciel ouvert de rivières et canaux recouverts au XIX° siècle (6).

On s’efforce ensuite de perméabiliser le sol urbain. La ville de Schiedam, aux Pays-Bas, a même élaboré un programme de retrait de l’asphalte. Dans le nouveau quartier « durable » du Kronsberg, à Hanovre, les surfaces en herbe (sols et toitures) et les bassins de filtrage des eaux pluviales permettent au cycle de l’eau de regagner en partie la surface, et agrémentent le paysage urbain. La perméabilisation des sols et la porosité des matériaux deviennent des maîtres mots de l’aménagement. Les problèmes d’inondation, de débordement des stations d’épuration en cas d’orage ou, à l’inverse, d’abaissement des nappes phréatiques légitiment ces nouveaux choix.

Les politiques de dédensification urbaine ont eu d’autre part un tel succès que des formes de resserrement urbain sont devenues nécessaires, soit par une densification interstitielle des tissus urbains et un recyclage des friches urbaines, soit par une densification linéaire ou ponctuelle à proximité des transports en commun. La circulation n’est plus un remède aux problèmes d’hygiène (7) mais un des principaux facteurs de pollution de la ville. Le principe des circulations séparées (piétons, voitures, cyclistes, …) est également remis en question par certaines collectivités, qui entendent calmer le trafic automobile par la mise en présence sur la chaussée de tous les moyens de transport, ce qui ouvre conjointement la voie à une réappropriation de l’espace de la voirie, espace public par excellence.

Enfin, dans le domaine des politiques de la nature, longtemps soumises aux normes des hygiénistes qui ont eu le mérite de les développer, des évolutions très sensibles sont également à l’œuvre. La recherche de qualité de l’espace végétal se substitue progressivement au traitement quantitatif et bidimensionnel infligé aux espaces verts (8). Le passage d’une gestion horticole à une gestion « différenciée », plus naturaliste, et la place conquise par les paysagistes remettent au goût du jour les dimensions oubliées du végétal : son relief et son évolution temporelle. La densité végétale détrône le gazon. Les continuités végétales, qui peuvent épouser par exemple les réseaux hydrographiques, sont systématiquement recherchées, comme en témoigne l’essor des trames vertes, gants ou corridors verts, parcs naturels urbains ou parcs d’agglomération. Enfin, et bien que les espaces verts aient toujours une fonction importante d’autoépuration des milieux, leur vocation sanitaire s’efface devant leur valeur récréative, pédagogique et écologique, la protection de la biodiversité urbaine devenant un objectif à part entière.

Ces différentes ruptures ne permettent plus de classer le développement durable dans la filiation de l’hygiénisme. La problématique de la ville durable s’est affranchie de l’héritage qui conditionnait encore l’écologie municipale, cet affranchissement étant à la mesure de l’étendue et de la complexité des problèmes écologiques du XXI° siècle.

Une sortie progressive de l’hygiénisme

Tableau : Une sortie progressive de l’hygiénisme
Politiques hygiénistesPolitiques post-Hygiénistes
Politique de dédensification(assainir, aérer)Politique de densification (endiguer l’étalement urbain)
Assèchement de la ville : Recouvrement des canaux, Endiguement des rivières, Abandon des ports, Assèchement des marais périurbainsRéhabilitation de l’humide : Projets de réouverture de canaux, Réaménagement des berges, Réhabilitation des ports fluviaux, Restauration de marais périurbains
Politique d’imperméabilisation des sols(macadamisation)Perméabilisation des sols urbains
Enterrement du cycle de l’eauGestion des eaux pluviales à ciel ouvert ; Lagunage
Politique d’extension des espaces vertsRecomposition des espaces végétalisés le long des trames aquatiques ; Politique de continuités végétales

dossier

Les villes européennes face au développement durable : une floraison d’initiatives sur fond de désengagement politique

Commentaire

Tiré de : Les villes européennes face au développement durable : une floraison d’initiatives sur fond de désengagement politique

Par Cyria Emelianoff (Groupe de Recherche en Géographie Sociale de l’Université du Maine, ESO, UMR 6590 du CNRS)

Notes

1 Von Weizsäcker E U., Lovins A. B., Lovins L.H., 1997. Facteur 4. Un rapport au Club de Rome. Ed. Terre vivante
2 A. Berque, 1996. Etre humains sur la terre. Gallimard.
3 Qui accompagnaient par exemple l’attribution d’un logement HBM en France dans les années 30.
4 S. Barles, 1999. La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain XVIII-XIX° siècles. Champ Vallon
5 Démarche qui ne peut être transposée aux villes des pays en voie de développement, où une étape hygiéniste reste nécessaire.
6 Comme la Bièvre à Paris, la Vieille mer à Saint-Denis, ou le Petit Rosne à Sarcelles. Les modalités de ces réouvertures peuvent faire dissensus, mais la redécouverte des cours d’eau urbains est largement partagée. A Zürich, 15 km de ruisseaux urbains ont été ainsi récupérés.
7 Les premiers véhicules concourraient, pensait-on, à ventiler, et donc assainir, le milieu urbain. A. Corbin, 1982. Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIII°-XIX° siècles. Aubier- Montaigne.
8 Le nombre de m2 d’espace vert disponible par habitant a longtemps symbolisé la politique environnementale des villes.
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