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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Travail psychothérapeutique de groupe avec personnes victimes de la torture

Réaffiliation sociale après la déshumanisation intentionnelle induite par la torture

Nathalie Bennoun

04 / 2010

Pour une compréhension des séquelles de torture

La problématique de la torture se situe à l’articulation entre la sphère individuelle et sociale. Nous connaissons les persécutions de militants engagés dans des mouvements d’opposition dans des pays à régimes dictatoriaux déclarés ou considérés comme tels par la communauté internationale. Il s’y ajoute le recours à la torture comme moyen d’intimidation et d’affaiblissement de mouvements officiels d’opposition dans des pays ayant des institutions démocratiques, ou encore son usage par des forces paramilitaires ou non étatiques. Par ailleurs, des populations entières peuvent être visées et torturées en raison de leurs appartenances ethniques ou/et religieuses.

La torture est dirigée contre l’individu, par la destruction de son identité, et contre le groupe social, politique ou ethnique dont est membre la victime. La torture est utilisée sur des individus en tant que membres de communautés politiques, ethniques ou religieuses. La torture s’inscrit en tant que système organisé dans un fonctionnement social et politique qui la justifie, la cautionne, voire la légitime. Le maintien d’un climat de frayeur est utilisé en tant que moyen de régulation sociale. Le code social est transformé. Des relations aberrantes et déshumanisantes vont se cristalliser pour devenir la norme du quotidien entre tous les membres de la société.

La torture doit être comprise comme conséquence et facteur d’un système social de déshumanisation. « Le but manifeste d’obtenir les renseignements et l’aveu est accessoire par rapport au projet final de terroriser et de soumettre ; la cible est plus la collectivité que la victime elle-même » en tant qu’individu.

Les auteurs rescapés de la torture décrivent comme conséquences des sentiments de frayeur, de sensations de rupture de leur propre existence, d’expériences d’impuissance totale, d’être à la merci d’autrui, de perte de toute maîtrise et de sentiments de détresse extrême. Les rescapés souffrent des séquelles classiques de traumatismes graves, tels que les troubles du sommeil, les cauchemars, les reviviscences, les réactions de sursaut, la nervosité, etc. auxquels s’ajoute une atteinte des fondements identitaires et de la confiance dans les relations interpersonnelles.

(Cette définition de la torture et la description de ses effets sont issues des observations et du traitement des victimes de torture rescapées des régimes dictatoriaux des années 1970 et 1980).

Règles fondamentales du groupe thérapeutique pour victime de la torture

Le groupe psychothérapeutique pour victimes de la torture existe depuis 2000. Il a été mis sur pied au sein de l’association Appartenances de Lausanne (Suisse) qui a pour mission de favoriser le mieux-être et l’autonomie des personnes migrantes et de faciliter une intégration réciproque avec la société d’accueil dans un rapport d’équité. Ce groupe est en partie financé par le fond pour victimes de la torture de l’ONU. Il se déroule avec la participation d’interprètes médiateurs culturels.

Chaque séance dure trois heures et fonctionne selon des règles explicites : respect absolu du vécu des autres, du temps de parole et de traduction, droit au silence. Chacun est responsable de son propre bien-être et par conséquent libre de prendre part ou pas aux activités proposées. Ces règles amènent progressivement à une transformation intérieure du regard sur soi et sur son propre vécu. Le fait d’être invité à accueillir l’histoire de l’autre pour ce qu’elle est a pour conséquence implicite de conduire la personne à accepter la sienne sans la banaliser.

Composition du groupe

Démarré en octobre 2000, le groupe se rencontre une fois par mois. C’est un groupe ouvert, pouvant accueillir à tout instant de nouveaux participants. De six à douze personnes assistent à chaque séance. Il s’agit d’hommes et de femmes, provenant d’Europe de l’Est, du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord et de l’Ouest, âgées de 30 à 60 ans, de milieux socioculturels divers. En majorité demandeurs d’asile en Suisse depuis moins d’une année au moment de leur intégration dans le groupe, certains ont obtenu une admission provisoire, d’autres ont le statut de réfugiés. La présence de personnes de plusieurs nationalités et origines culturelles rend nécessaire le recours simultané à plusieurs interprètes. Cela nécessite un aménagement particulier. Le participant s’adresse d’abord au groupe dans sa langue, ensuite ses propos sont traduits en français et enfin son discours est retraduit dans les langues des autres participants.

Généralement, la durée de participation est de six mois à deux ans, période après laquelle certains viennent encore ponctuellement aux séances, que ce soit pour garder le lien ou pour accompagner les nouveaux venus. D’autres arrêtent souvent en raison de projets professionnels rendant leur participation difficile et un petit noyau de deux à trois personnes nous accompagne depuis plus de quatre ans.

Thématiques abordées dans le groupes

Les thématiques sont liées directement ou indirectement au vécu de torture (troubles du sommeil, difficultés de concentration, difficulté de se sentir en sécurité, impossibilité d’avoir confiance dans les autres, nervosité, irritabilité, flash-backs d’images traumatiques) et à la vie en exil (éloignement d’avec la famille restée au pays dont on est sans nouvelles, relations avec les compatriotes et les autochtones, différences culturelles, peurs diverses, obstacles à l’accès au travail).

Axes thérapeutiques

  • a) la dimension interpersonnelle: être ensemble

    La parole partagée amorce un processus de reconnaissance mutuelle des sévices subis. Le vécu intime est confirmé tant par les réactions verbales que non verbales des pairs et de l’équipe ébauchant ainsi la lutte contre la désaffiliation. Le groupe joue un rôle de témoin humain qui amorce la contre-influence à l’intentionnalité de déshumanisation du tortionnaire.

    La mixité, pouvant apparaître de prime abord comme un obstacle au fait d’aborder les sévices sexuels, a au contraire rendu possible de souligner que si les femmes sont particulièrement exposées, les hommes subissent aussi des atteintes graves sur ce plan. Des femmes ont pu parler des viols subis et se sentir respectées et reconnues par leurs pairs de sexe masculin.

    La problématique de l’isolement social est liée à l’effet d’effraction produit par la torture qui laisse l’individu à nu avec la sensation d’être devenu transparent au regard d’autrui. Or la présence dans le groupe d’un semblable, lui-même torturé et pourtant imperméable au regard d’autrui, constitue une expérience correctrice. Celle-ci vient petit à petit se mettre en porte à faux avec l’impression de destruction de toutes les enveloppes physiques et psychiques.

    Dans le groupe, nous considérons les participants, par les épreuves qu’ils ont subies, comme des experts de ce que l’on peut vivre sous la torture. Ils sont progressivement placés dans un rôle actif, soutenant et aidant les autres, garantissant la transformation graduelle du « patient » en « participant ». En effet, c’est parfois en aidant ou en soutenant l’autre que la personne prend conscience des compétences dont elle a su faire preuve pour transformer la situation dans laquelle elle se trouvait, ce qui lui permet de regagner un sentiment de contrôle sur sa propre vie.

    Par exemple, le témoignage de celui qui relate comment il supporte de vivre avec des cauchemars, ou des reviviscences, permet tout d’abord à celui qui s’exprime de prendre position dans le groupe comme détenteur d’un savoir qui peut être utile à ses camarades. Non seulement l’image de soi est améliorée, mais en sus l’expérience morbide de la torture est, dans ce contexte, mise au profit de fins constructives, puisqu’il s’agit de pouvoir aider autrui. Son témoignage permet aux participants un regard sur leurs symptômes, ils prennent conscience des changements advenus en eux-mêmes et peuvent utiliser cette expérience pour trouver des pistes pour mieux faire face. Enfin, il sert de point de repère au nouvel arrivant, pour réaliser que la transformation est possible mais qu’elle est aussi soumise à des limites, permettant de construire des projets en adéquation avec une amélioration réaliste des symptômes.

  • b) la dimension psychocorporelle : se réapproprier son corps

    Les systèmes de torture ont toujours recours à des sévices portant atteinte à l’intégrité psychocorporelle en infligeant des douleurs, des humiliations, et en engendrant de façon intentionnelle des confusions dans les repères spatio-temporels et proprioceptifs.

    Les séquelles physiques et les douleurs persistantes ravivent le souvenir des sévices subis et toute perception des sensations corporelles peut être vécue par la victime comme une expérience potentiellement retraumatisante. Dès lors, le corps est maintenu à distance au profit d’une tendance à l’intellectualisation.

    Nous utilisons les approches psychocorporelles et des techniques issues de l’hypnose ericksonnienne pour aborder ces différents aspects. Elles permettent de modifier la relation au corps propre, de s’ancrer dans la réalité d’ici et maintenant, d’agir sur la détente et de mobiliser des ressources pour faire face aux troubles.

    Le rétablissement d’une relation vivante avec son corps est crucial pour pouvoir transformer la souffrance dont il porte les traces et constitue un préalable indispensable pour qu’il soit possible d’agir sur l’intensité des douleurs.

  • c) la dimension cognitive : retrouver son autonomie de pensée

    La reconnaissance mutuelle de la terreur, du vécu de déshumanisation sert de base à une analyse des processus spécifiques à la torture, tels l’intentionnalité du tortionnaire, le démantèlement de l’identité, mais aussi l’identification des moyens qui peuvent être mis en place pour contrecarrer ces effets. Comprendre que la torture obéit à des lois précises est une base de réflexion à partir de laquelle le groupe élabore des stratégies pour déconstruire les associations négatives imposées sous l’emprise de la frayeur. La constellation multiculturelle du groupe rend perceptible pour les participants l’universalité de la torture. Ils sont mis face à la similarité des procédés et de leurs conséquences.

Nous abordons, à partir des expériences et des observations de chacun, une analyse très concrète de certains mécanismes cognitifs, notamment de la dissociation, ce qui permet aux participants d’acquérir des clefs de compréhension et de développer des stratégies actives pour contrecarrer les séquelles de torture dans leur quotidien.

Discussion

D’une façon générale, nous observons qu’au bout de quelques séances, la sévérité des troubles les plus invalidants diminue : le sommeil s’améliore, les cauchemars deviennent plus rares et les reviviscences moins fréquentes. Des réapparitions momentanées des symptômes peuvent se produire même après plusieurs années du traitement. Elles sont principalement en lien avec la procédure d’asile (refus, nouvelle audition, décision de renvoi) ou des événements dans le pays d’origine, voire dans le monde rappelant les vécus de violence.

Des projets concernant tant la vie en exil que les proches restés au pays voient le jour, démontrant ainsi une reprise d’activité sur le plan psychique et la restauration d’un sentiment de maîtrise sur sa propre vie. Après quelques mois, nous constatons que la plupart des participants ont de nouvelles activités : bénévolats, créations d’associations de solidarité, emploi ou formation. Ils renouent avec d’anciennes compétences ou en construisent de nouvelles, comme cet ancien enseignant devenu conteur. La majeure partie d’entre eux a pu suivre des cours de français avec de bons progrès. Ces activités facilitent la réinsertion sociale et professionnelle, favorisant ainsi l’intégration à la société d’accueil, ce qui illustre le rôle de tremplin de réaffiliation à la collectivité que peut jouer le groupe.

La dimension multiculturelle du groupe constitue une ressource thérapeutique essentielle. La mise en perspective inhérente à la présence de personnes d’origines différentes, ainsi que le soin que nous apportons à ce que chacun puisse témoigner de ses habitudes culturelles propres, favorisent la décentration. La conséquence directe en est une amélioration des compétences d’intégration des participants, non seulement à la vie socioculturelle suisse mais aussi à la cohabitation avec des personnes de diverses origines.

Le groupe est, comme les participants en témoignent, un lieu d’affiliation significatif à partir duquel ils se sentent plus sûrs pour investir de nouveaux espaces sociaux. Dans la mesure où le groupe promeut l’aide et l’appui social, il a un impact direct sur la perception de soi comme quelqu’un d’utile, dont la présence a de la valeur, et qui est apprécié des autres, restaurant ainsi l’image de soi.

Conclusions

Les dérives du monde actuel en matière de violence collective rendent plus qu’actuelle la question de la prise en charge des personnes qui en font les frais en tant qu’elles nous interpellent sur une faille de l’humanité. Le groupe thérapeutique s’avère un excellent moyen de soutenir le processus de réaffiliation à la société des victimes de torture en tenant compte de la signification socio-politique de la torture.

Le mélange de personnes, non seulement de diverses cultures mais ayant été victimes de torture dans différents contextes, est un outil faisant du groupe un lieu privilégié de réflexion pour tous. Pour ceux des participants qui ont été des militants, la question du lien à leur mouvement politique a pu être thématisée. L’identité militante est le plus souvent une ressource pour faire face à l’impuissance générée par la torture. Il s’agit de pouvoir littéralement « s’accrocher » à ses convictions politiques et à l’appartenance à son groupe pour pouvoir lutter contre l’intention de les couper du monde des humains. Dans le groupe, ces personnes mettent en avant un discours « politique » masquant leur vécu intime. Il a été nécessaire de respecter, pendant une longue période, ce « moi social » comme un moyen mis en place par la personne pour faire face au démantèlement identitaire. C’est à travers la reconstruction d’un « moi intime » que le discours défensif peut s’assouplir, qu’une prise de conscience des effets dévastateurs de la torture peut être abordée et que la souffrance peut être reconnue.

Pour les personnes provenant de pays à structure officielle démocratique et dans lesquels l’engagement politique paraît légitime, n’ayant jamais imaginé pouvoir être torturé, c’est l’incompréhension qui est au premier plan. Il en va de même pour les personnes de zones de conflit dans lesquelles la torture est exercée contre des collectivités civiles entières. L’impossibilité de donner un sens au niveau individuel (« pourquoi moi ? ») va faire place à la compréhension que l’intention destructrice visait la collectivité et non leur personne. Il s’agit alors d’une construction de signification dans l’après-coup, soutenue par l’expérience des autres membres du groupe.

L’interaction, la confrontation à l’autre, à la fois semblable et différent, est l’élément clef de la reconstruction de l’identité, dont le groupe est porteur. Par ailleurs, si l’expression du vécu intime est nécessairement limitée dans le groupe, c’est justement en cela qu’il devient un contenant recréant une enveloppe psychique autour de l’effraction. C’est l’expérience concrète de l’imperméabilité, de la non-intrusion qui rend à nouveau possible la relation aux autres. La question de savoir si le groupe constitue un complément à la prise en charge individuelle ou s’il peut être un moyen d’intervention suffisant à lui-seul, doit être traitée au cas par cas. Certains participants ont souhaité un suivi individuel en complément régulier ou ponctuel, d’autres ont fait une bonne évolution en participant uniquement au groupe. Quant à la question de l’indication thérapeutique, nous ne pouvons dans l’état actuel prendre position de manière définitive. Cependant, nous avons constaté que des patients trop confus ou insuffisamment orientés dans la réalité ne sont pas suffisamment contenus dans le groupe. De plus, l’accent mis sur l’autonomie et le sens de la responsabilité de chacun, s’il est bénéfique pour restaurer l’image de soi et le sentiment de compétence sociale, exige de leur part des compétences interpersonnelles trop importantes.

Le groupe, comme espace vivant d’expérimentation personnelle et sociale, s’appuie sur une définition spécifique du rôle de chacun. L’engagement des thérapeutes, l’acceptation inconditionnelle de l’autre, ont soutenu la transformation des participants de personnes en souffrance, victimes de torture, en des personnes expertes de la situation de torture qui nous ont permis, en retour, d’affiner notre lecture des enjeux sociaux et personnels de ce système.

Mots-clés

violence politique, violence sociale, violence étatique, torture, santé mentale, santé communautaire, violence, violation des droits humains, psychothérapie


, Suisse

Source

Hauswirth, M., Bennoun, N. & Eiriz, I. (2009), Nous sommes deux, nous sommes trois, nous sommes mille et trois….. Travail groupal dans une perspective psychosociale., In B. Goguikian Ratcliff & O. Strasser, Clinique de l’exil: chroniques d’une pratique engagée, Genève, Lausanne.

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