B.E. est un technicien d’une trentaine d’année, engagé dans une démarche de formation qualifiante (obtention d’un diplôme d’ingénieur en alternance), qui travaille depuis quelques années dans le Bureau d’études d’une entreprise (appelons-la TOUFOULE) située en province.
1.Description du contexte
L’entreprise, d’environ quarante salariés, est spécialisée dans le conditionnement alimentaire et possède cinq lignes de fabrication ne fonctionnant que de jour. Or, depuis quelques mois, un vent d’inquiétude souffle sur TOUFOULE : les résultats sont mauvais et, en particulier, ses parts de marché diminuent du fait d’un contexte très concurrentiel où ses produits finis, au coût plutôt élevé, ne la rendent pas assez compétitive.
Planchant sur la situation, le service commercial a donné un chiffre : reconquérir les parts de marché perdues dans un délai raisonnable imposerait un gain de productivité d’environ 30%. Cet objectif ne pourra bien sûr être atteint sans un travail assez conséquent de réorganisation des lignes de production, qu’il est décidé de faire porter dans un premier temps sur les deux lignes monopolisant le plus de main d’œuvre. La situation est donc expliquée à l’ensemble des salariés et le travail sur les deux lignes est présenté comme une mesure de survie nécessaire. Un groupe de travail est alors créé. B.E., en sa qualité de dessinateur attaché au Bureau d’études, est proposé pour l’animer. Avec lui travailleront le chef d’atelier, qui possède une vue globale du fonctionnement des lignes de par sa fonction d’encadrement, ainsi que cinq opératrices de ligne dont l’expérience et le vécu seront utiles pour l’amélioration des lignes.
Trois objectifs sont donnés au groupe :
Optimiser les postes de travail afin de diminuer les gestes et postures inutiles.
Réduire les surfaces d’implantation des lignes.
Optimiser les flux d’approvisionnement et d’évacuation.
Ces actions sont présentées comme devant permettre une augmentation des cadences, sans pour autant nuire aux opérateurs. Il n’est en particulier prévu aucun surplus de travail en ce qui les concerne, mais simplement une meilleure rationalisation de leurs tâches. Dès lors, le groupe de travail adhère immédiatement au projet, dont les intérêts et enjeux semblent clairs et enthousiasmants. Les premières actions sont menées dans la bonne humeur, tout le monde se montrant volontaire et attaché à ce que le projet réponde aux attentes de la direction.
Tout va donc très bien jusqu’au moment où B.E., initialement par une indiscrétion d’une personne de la direction, puis par confirmation forcée d’une autre, rentre en possession d’une information gardée soigneusement cachée : l’objectif de la direction de TOUFOULE est en réalité de délocaliser, à terme, ses lignes de production (une fois optimisées !) dans un pays étranger, dont le faible coût de la main d’œuvre pourra seul, croit-elle, assurer une pérennité durable à l’entreprise. Les modalités du reclassement du personnel ont d’ailleurs été déjà clairement définies : les opérateurs auront le choix entre une modification de leur contrat de travail visant à les faire travailler en 2*8 sur un poste fixe et un licenciement pour raison économique. Il est bien sûr instamment demandé à B.E. de ne divulguer cette information sous aucun prétexte. Seul le P.D.G., dans le cas où les objectifs d’amélioration des lignes seront atteints, en fera l’annonce en temps voulu.
2. L’analyse
A partir de ce moment, un certain nombre de questions, à la fois intrinsèquement « techniques » et « éthiques », vont de fait se poser à B.E. Elles vont venir compliquer sa tâche, susciter en lui un inconfort, à la fois professionnel et moral. Y chercher une réponse adaptée, douter même de leur possible résolution, va être son lot quotidien pour la suite de cette expérience.
La tâche de B.E. va d’abord être interprétative : de quelle latitude dispose-t-il pour apprécier, et pour investir, la situation paradoxale dans laquelle il est plongé ? On peut déjà pressentir un large spectre d’évaluations possibles. A une extrémité, celle du strict minimum, B.E. est d’abord au moins forcé à un mensonge par omission. On pourrait en effet soutenir, à l’extrême rigueur, que ses partenaires dans le groupe de travail s’impliquent surtout, quels que soient les discours entendus et leurs propres représentations, dans l’objectif de conserver un emploi, quel qu’il soit. En ce cas, les informations dont B.E. dispose ne viennent pas à proprement parler contrecarrer cette recherche, mais révèlent au moins que la simple mise en rentabilité des lignes ne sera pas suffisante à atteindre ce but et que d’autres conditions se montreront nécessaires à cette pérennité. D’où le mensonge par omission.
A l’autre extrémité, celle du maximum, on pourrait soutenir que c’est une double et grave « transgression morale » qui est demandée à B.E. A supposer, en effet, que ses partenaires s’impliquent uniquement dans l’objectif de conserver leur emploi tel qu’il est actuellement et qu’ils ne se mobilisent dans le projet uniquement parce qu’il leur a été présenté comme un passage nécessaire et suffisant pour conserver tel quel cet emploi, l’inconfort ressenti par B.E. se situe sur deux plans. D’abord, on lui demande de répercuter un mensonge pur et simple : l’optimisation des lignes ne sera ni suffisante au maintien de ces emplois, ni même nécessaire, puisque de toutes façons l’objectif même de conserver ces emplois tels quels a été abandonné par la direction. D’autre part, on lui demande de profiter de ce mensonge (et en particulier d’en tirer un enthousiasme et une énergie) pour faire travailler les opératrices à un but contradictoire au maintien de ces emplois (car une fois optimisées, les lignes seront plus facilement délocalisables) : la situation revient donc un peu à forcer quelqu’un à se faire hara-kiri, en lui assurant que la dague qu’on lui demande de pousser est au contraire tournée vers un ennemi qui le menace.
De lui-même, face à cette situation, B.E. en vient à envisager un certain nombre de réponses et d’actions possibles, qui s’étendent elles mêmes sur une palette allant du cautionnement sans faille jusqu’à la révolte la plus explicite face aux actions qui lui sont demandées. B.E. croit ainsi pouvoir isoler les possibilités suivantes (éventuellement cumulables selon l’une ou l’autre):
1. Aller jusqu’au bout du projet sans rien dire.
2. Aller se renseigner à l’inspection du travail avant de prendre une décision.
3. Se faire déclarer malade pendant le temps du projet.
4. Prévenir le chef d’atelier et lui laisser résoudre le dilemme.
5. Faire des sous-entendus.
6. Prévenir les opérateurs.
7. Prévenir un syndicat.
8. Envoyer une lettre anonyme à un collaborateur.
9. Informer les médias et/ou ou les politiques.
10. Faire volontairement avorter le projet.
11. Aller voir la direction pour discuter du bien-fondé du projet.
12. Refuser catégoriquement d’animer ce groupe de travail.
13. Démissionner de l’entreprise et aller chercher du travail ailleurs.
Ces possibilités correspondent là encore à des interprétations différentes de la situation, et sont modulées par le choix de la nécessité que B.E. est prêt à reconnaître comme devant primer sur toutes les autres.
Ainsi, aller au bout du projet sans rien dire et mettre en œuvre les actions nécessaires à sa réussite peut se justifier aussi bien par un impératif de loyauté minimal (après tout, la direction doit savoir ce qu’elle fait, même si B.E. ne le comprend pas bien, elle prend en charge depuis si longtemps l’intérêt de l’entreprise et celui de ses salariés que la seule façon de faire correctement son travail est d’obtempérer et de suivre scrupuleusement ses indications), que par tentative de calcul réaliste sur l’avenir (si cette mission réussit, au moins, une partie des collaborateurs pourra peut-être conserver son emploi, ce qui est très incertain vu le contexte actuel en cas contraire).
A l’autre extrémité, aller voir la direction pour discuter du bien-fondé du projet, dans l’optique de la faire changer d’avis - voire de lui démontrer l’impertinence ou l’inanité de la méthode envisagée - dénoterait une réelle considération de son droit à l’autodétermination, de sa responsabilité, de sa capacité à faire changer les choses, de l’équivalence des points de vue et des bienfaits de la construction collective des décisions. Les conséquences encourues pourraient bien sûr, en revanche, être plus nocives : fin de non-recevoir de la part de la direction, voire suspicion grandissante à l’encontre de B.E. et de sa « fiabilité ».
Toutes les décisions de « fuite » (décharge auprès du chef d’atelier, refus d’animer le groupe de travail, déclaration de maladie, démission, etc.) se justifieraient par le refus de la recherche du compromis, dans une situation « morale » jugée en elle même intolérable et inacceptable telle quelle et dont l’unique impératif admissible recommanderait uniquement de ne pas s’y laisser enfermer. Elles se distinguent par le degré d’implication et de risque que B.E. serait prêt à y investir.
Enfin, toutes les actions intermédiaires, visant à « sauver » les opérateurs des vues de la direction (en les prévenant, en faisant capoter le projet, en prévenant les syndicats, etc.) dénotent sans doute la considération la plus haute d’une responsabilité vis-à-vis des évènements extérieurs, de la nécessité d’un engagement et, en même temps, d’une forme de réalisme adaptée à l’action. Dans une situation où les choses ont peu de chances de se résoudre par la transparence, l’urgence est de tout mettre en œuvre pour éviter les conséquences que l’on juge les plus inacceptables (ici, la délocalisation des lignes et la proposition douloureuse faite aux employés). Les possibilités effectivement retenues se distinguent, ici encore, par les risques personnels assumés et par le degré d’ouverture conservé pour une possible redéfinition ultérieure du problème.
Des conflits de référentiels implicites peuvent, dans une situation comme celle-ci, se retrouver à plusieurs niveaux : il y a conflit entre la façon de voir de la direction et celle de B.E. (sans quoi B.E. ne ressentirait pas l’embarras qui est le sien) et il y a conflit, dans la tête même de B.E., entre plusieurs représentations et interprétations de la situation et de ses obligations.
La façon de penser semblant dicter la décision de la direction est la suivante : l’important est la pérennité de l’entreprise. Celle-ci est gravement menacée dans le contexte actuel et ne pourra s’obtenir que par de grandes concessions au mouvement actuel de délocalisation généralisée. Celles-ci ne pourront être acceptées en l’état par les employés, qui se montreront trop attachés à la défense de leurs formes traditionnelles de travail. Il faut donc les sauver « malgré eux », en leur mentant s’il le faut pour laisser ouverte la seule voie qui puisse permettre d’espérer continuer à pouvoir leur garantir, au moins, certaines possibilités de survie professionnelle.
La façon de penser de B.E. (dans ses tendances les plus radicales) semble être plutôt : les employés ont le droit de savoir ce qui les attend. Leur entendement est assez développé pour choisir leur avenir et pour prendre les décisions les plus conformes à leurs désirs. Certes, ils ont besoin pour cela de certaines informations que seule possède la direction et qu’elle seule peut leur rendre compréhensibles (situation exacte de l’entreprise, conjoncture internationale, chances de survie, etc.). Mais une totale transparence s’impose quant à ces informations, dont l’abus de rétention est toujours proche. Enfin, le travail ne se réalise que par rapport à un objectif, qu’il importe de définir préalablement et de clarifier le plus possible. Cultiver des ambiguïtés à son sujet ou, pire, dissimuler délibérément des éléments relatifs à ce but, est une trahison ou un vol de la capacité de travail et de l’enthousiasme développés pour ce but.
Le conflit dans la tête de B.E semble être quant à lui plutôt le suivant : d’un côté B.E. est un employé comme les autres, soumis à des relations hiérarchiques qui possèdent un sens et auxquelles correspondent, en partie, des relations d’informations et de compétences. A partir de là, une tendance bien légitime existe chez lui à accueillir en confiance ce qui vient de la direction et à s’en remettre à elle pour les prises de décision importantes. Mais d’un autre côté, B.E. est animateur d’un groupe de travail et, de ce fait, vit dans l’exceptionnalité des responsabilités que lui confère ce poste. Insufflant et catalysant une énergie collective basée sur des rapports de confiance, il ne peut se réclamer de l’effort produit que s’il en assume le prix. Fidélité et loyauté ne peuvent s’entendre qu’à double sens et il lui semble devoir restituer, par de la franchise et de la sincérité, une part de ce que ses collaborateurs lui offrent en énergie et en travail.
B.E., face aux difficultés de sa situation, a finalement opté pour une solution prudente : il a décidé de mener à bien sa mission et de faire aboutir le projet dont il avait la charge. Suite à cette réussite, la ligne a été implantée dans un pays étranger. Néanmoins, les résultats de cette transplantation n’ont pas été ceux escomptés. La ligne en effet avait été développée par du personnel féminin français mais son utilisation, par du personnel masculin (indien ou chinois, issu de l’immigration), ne s’est pas révélée aussi adaptée (les cadences féminines, notamment, étant supérieures aux cadences masculines). Suite à cette expérience, certaines opératrices ont accepté de partir en travail posté, d’autres ont refusé et ont été licenciées. L’amélioration continue semble, malgré les revers, toujours d’actualité sur ce site, ainsi que les ambitions de délocalisation. B.E., quant à lui, a demandé à quitter le service dans lequel il se trouvait, sous un prétexte autre que celui révélé ci-dessus.
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