L’expérience montre que l’élaboration de cartes pour penser ensemble et articuler des concepts, des points de vue et des opinions diverses permet de dépasser les conflits d’intérêt et d’être inventif ensemble. C’est une piste prometteuse pour faciliter la coopération, une manière de mettre en pratique l’intelligence collective. C’est à partir de cette analyse que nous avons pu construire une carte de ville pour représenter un débat public sur la biologie synthétique et une carte d’une île pour penser les nouvelles technologies.
Faire converger les intérêts…
Un des éléments clés qui influence les comportements de coopération (1) au sein d’un groupe est la convergence ou non des intérêts (2). Ainsi l’intérêt de deux membres peut être convergent ou au contraire divergent. Il en va de même de l’intérêt d’un membre du groupe avec celui du groupe pris dans son ensemble. Pour faciliter le travail d’un groupe, nous cherchons généralement à mettre en place un environnement qui favorise la convergence d’intérêts (3).
… mais pas trop…
Car si nous arrivions tellement bien à faire converger les intérêts que tous aillent dans le même sens, le groupe perdrait beaucoup de sa richesse et n’offrirait pas une inventivité et une diversité beaucoup plus importante qu’une seule personne. S’il faut faire en sorte qu’une majorité converge vers un même objectif, il est intéressant également d’avoir des « cavaliers seuls », des personnes qui défendent un intérêt ni convergent ni en opposition, mais simplement un intérêt différent.
… et gérer les conflits d’intérêt
Généralement, lorsque chacun tire de son côté, c’est le plus fort qui gagne… Ceci est vrai depuis la nuit des temps avec une petite variante : il n’est pas nécessaire d’être le plus fort physiquement (ou même économiquement) mais le plus malin.
Une autre issue dans le conflit d’intérêt, consiste à s’en remettre à un arbitre pour choisir lequel des deux intérêts en concurrence il faut privilégier. Cela peut être le rôle du facilitateur à condition qu’il soit légitime et qu’il n’ait pas lui même d’intérêt propre dans ce conflit, ce qui est rarement le cas.
Pourtant, il existe une troisième issue au conflit d’intérêt qui ne fait pas pencher la balance vers le plus malin. En fait, elle ne fait pas pencher la balance en choisissant l’un ou l’autre des protagonistes, mais en les prenant en compte. Cette approche consiste à changer la question de départ pour trouver un sens nouveau à partir des deux éléments en opposition, C’est un véritable « saut qualitatif ». Appliqué au conflit d’intérêt, il permet alors de déboucher sur des solutions nouvelles que ne permettaient pas de trouver aucune des deux positions prises isolément.
Ainsi, le facilitateur aurait pour rôle de trouver le juste équilibre : une pointe de conflit d’intérêt, associée à une dose d’intérêts divergents et une majorité de convergence d’intérêt, constituent les ingrédients d’une recette qui, si elle est correctement cuisinée ensuite, peut faire émerger des idées innovantes et collectives dans un groupe.
Mieux encore, imaginons que plusieurs personnes dans le groupe aient une vision globale du groupe, de son équilibre entre convergence et divergence, ainsi que des intérêts en conflit. De telles personnes pourraient, sans pour autant remplacer le coordinateur du groupe, devenir des facilitateurs pour chacun des petits conflits et convergences dont est fait le groupe. Chacun dans le groupe pouvant proposer de nouvelles conditions pour la convergence ou alors de nouvelles questions pour en sortir un sens nouveau.
Quel outil pour penser collectivement et sortir du conflit d’intérêt ?
Nous avons deux types de visions des choses qui correspondent à deux modes de pensée (4) : l’un égocentré (je regarde de mon point de vue), l’autre allocentré (je regarde la situation dans son ensemble).
Le premier mode de pensée (égocentré) s’appuie sur notre langage, il permet de partir d’un point de départ (par exemple une question) et d’arriver à un point d’arrivée (une conclusion) tout en suivant un chemin particulier. Notre langage utilise la parole, et nous ne pouvons tenir plusieurs discours en même temps. Nous sommes donc réduit dans nos promenades tout comme dans nos discours et notre pensée à suivre un fil depuis un point de départ jusqu’à un point d’arrivée.
Notre deuxième mode de pensée (allocentré) consiste à cartographier les situations. Dans ce cas, nous pouvons prendre en compte les différents intérêts d’un conflit, les différents points de vue d’une vision collective. Il ne s’agit plus de construire un chemin à une dimension mais une « carte » globale des différents points de vue qui éventuellement permettra ou non d’en relier certains a posteriori. Tout comme avec une carte géographique, nous pouvons utiliser cette vue d’ensemble pour décider ensuite du meilleur chemin à prendre ou du meilleur choix à faire.
A chacun de ces deux modes de pensée correspond un type de mémoire de travail (5) différent. Mais ces deux types de mémoire sont limités.
La mémoire de travail utilisée par le premier mode de pensée linéaire basé sur le langage est limité à 3 idées. Nous les humains rencontrons la même limitation physiologique que les animaux qui ont également leur propre langage. Nous sommes théoriquement incapables de construire une pensée enchaînant plus de trois idées. L’émergence du vocabulaire symbolique chez l’homme, stocké dans sa mémoire à long terme depuis sa plus jeune enfance, a permis de dépasser cette limitation.
Malheureusement, notre deuxième mémoire de travail est également limitée à la possibilité de penser avec au maximum entre 5 et 9 idées (6). Ainsi, sauf à disposer d’un schéma ou d’un plan sous les yeux, nous sommes incapables de penser en reliant plus d’environ 7 idées, et bien moins si nous avons notre cerveau encombré par tous les soucis de notre vie… Si nous en restons là, comme nous le faisons le plus souvent, nous sommes capable d’une pensée rationnelle très élaborée, mais nous sommes incapables de sortir du conflit d’intérêt ou de penser collectivement !
Il existe pourtant une solution, connue depuis les Grecs (7). Elle consiste à stocker dans notre mémoire à long terme le plan d’un lieu et d’y associer différents concepts sur lesquels nous voulons réfléchir. Cet « art de la mémoire » s’est développé au Moyen Age avec une utilisation par exemple des cathédrales, puis à la Renaissance. Mais il est ensuite tombé en désuétude avec l’émergence de la pensée scientifique. Cependant, bien plus qu’un art de la mémoire, nous avons perdu un « art de penser » (8).
Aujourd’hui, les outils informatiques peuvent aider les groupes à penser autrement. Le schéma heuristique (mind mapping) est clairement un outil qui permet de cartographier des situations pour soi-même (par exemple pour le facilitateur qui veut comprendre les différentes positions à l’œuvre dans un groupe pour proposer des solutions) ou mieux, pour en débattre collectivement. Mais il ne permet pas de « conserver à l’esprit » les différents éléments lorsque nous ne l’avons plus sous les yeux. Nous avons ainsi testé une approche cartographique dans deux cas particuliers.
Une carte de ville pour un débat public sur la biologie synthétique
Lors du débat public – toujours en cours au moment de la rédaction de cet article - organisé par l’association Vivagora (9) sur la biologie synthétique (10), nous avons construit en direct sur grand écran une ville en représentant les différents aspects des échanges. Chaque intervention d’un participant est placée comme une maison dans la rue adéquate. Elle peut jouxter une autre « maison » introduite plusieurs séances auparavant. Plusieurs maisons, présentant des positions incompatibles peuvent cohabiter, sans que l’on soit d’en l’obligation de n’en garder qu’une seule, celle qui nous semblerait à un moment donné la plus pertinente. Il a ainsi été possible de rassembler les différents domaines abordés lors des cinq sessions dans les quartiers des Acteurs, des Applications, des Enjeux ou encore le quartier de l’École (les concepts de base).
Contrairement à un simple schéma heuristique, l’association entre les idées exprimées et le plan de la ville s’intègre dans notre mémoire à long terme. Il est possible de continuer de penser et de créer de nouveaux liens entre différents aspects abordés, seul ou avec d’autres, même en dehors du débat pendant lequel s’est construit le schéma. La prise en compte des controverses ne se fait plus alors sur une position unique, mais il devient possible de prendre en compte une multiplicité de point de vue. Nous cherchons à voir si cette vision d’ensemble commune facilite le débat en évitant des positions réductrices trop en amont de la discussion.
Cette expérience a permis de mesurer l’importance d’avoir des outils de cartographie à la fois d’idée et géographiques extrêmement simples, pouvant être utilisés en temps réel lors des débats.
Une carte d’île pour penser les nouvelles technologies
Le livre « Prospectic : nouvelles technologies, nouvelles pensées » (11) rassemble un grand nombre d’information sur les technologies émergentes : nanosciences et nanotechnologies, biotechnologies, informatique et réseaux, neurosciences, sciences cognitives… L’objectif est de permettre aux décideurs, aux médias et aux relais d’opinion de comprendre les technologies émergentes pour devenir acteur du débat de société. Un des aspects clés de ces sciences et technologies est qu’elles se croisent pour ouvrir toujours plus d’opportunités.
Une « île Prospectic » (12) a été réalisée dans la francogrid, un monde virtuel sous opensim, une version ouverte de second life. Les différentes technologies sont représentées sous forme de lieux : forêt, lac, rivière, champ ou plage. Les chemins entre eux permettent s’interroger sur leurs inter-relations.
Au fur et à mesure que l’île se peuple de métaphores pour favoriser la mémorisation à long terme des ses différents lieux et de présentation des résultats des laboratoires, il devient possible d’organiser des visites guidées mais également des débats pour penser ensemble les nouvelles technologies innovantes.
Cette expérience, également en cours, est réalisée avec plusieurs écoles de design, des artistes, le laboratoire de cartographie des controverses du médialab de Sciences Po, le laboratoire sur les Agents Cognitifs et Apprentissage Symbolique Automatique du Lip6 et la bibliothèque francophone du Metaverse qui rassemblent des passionnés et des spécialistes des mondes virtuels.
Le premier résultat concret a été… sur nous-même ! En créant le plan de l’île qui a été ensuite terra-formée par Sébastien Simao, et en nous y promenant simplement quelques fois, nous avons découverts de très nombreuses nouvelles relations entre des parties du livre que nous avions pourtant écrit nous-même… Ainsi par exemple, il apparaît des parallèles extrêmement intéressants entre les questions posées par les applications des nanotechnologies et celles des biotechnologies. Après ce premier test « personnel », nous prévoyons diverses expérimentations sous forme de jeux, de débats ou de présentations pour tester l’utilité de la mémorisation du territoire de l’île pour penser collectivement les opportunités et les risques des nouvelles technologies.
Quand le facilitateur « montre le groupe au groupe »
Que ce soit pour avoir une vision d’ensemble de la richesse des positions dans un groupe ou pour sortir du côté bipolaire du conflit d’intérêt, le facilitateur doit construire une « cartographie mentale ». Mais plus intéressant encore, il peut aider le groupe à construire une telle carte commune afin que les solutions émergent du groupe lui-même. Les progrès récents des sciences cognitives, alliés à l’ancien art de la mémoire retrouvé, nous donnent une clé pour développer de nouvelles approches qui permettent de penser ensemble et résoudre les conflits d’intérêts. Leur mise en œuvre commence tout juste. Elles permettront de dépasser nos limites.
méthodologie, technologie de l’information et de la communication, relations réflexion action, réflexion collective, Internet, informatique
Les figures de la facilitation de la coopération avec les TIC
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