Des frontières numériques à l’innovation sociale et politique, les embûches se multiplient. Les mouvements de femmes ou féministes n’échappent pas à ce jeu d’équilibre, d’autant qu’ils sont pour la plupart contaminés par le discours dominant sur la fracture numérique de genre. Cette rhétorique entend faciliter l’accès aux infrastructures et logiciels, au détriment du contrôle et de la production des contenus, fiefs très masculins. Si bien que la majorité des efforts de facilitation en matière d’appropriation des TIC par les femmes s’avère moins politique que technique. Les stratégies mises en œuvre passent davantage par l’outillage, sans le dépasser, laissant les femmes « de la base » face à leur invisibilité. Cette subordination, confortée par la division des rôles sociaux de sexe, n’en est que plus aggravée. Seule piste rompant avec cette relation dominant/dominé : laisser émerger des savoirs de femmes ou de jeunes, implicitement considérés comme non savants.
Cette analyse prend ses racines dans une expérience d’observations et de pratiques dans le mouvement Genre et TIC. Elle se nourrit de la création et de la direction d’une Agence féministe d’informations, les Pénélopes, créée en France en 1996 (1). Cette agence a produit un magazine féministe mensuel en ligne en trois langues jusqu’en 2004, une émission de télévision hebdomadaire en direct d’une heure en 2000, puis des programmes audiovisuels pendant deux ans, et une émission de radio sur le croisement des regards entre féministes d’Europe de l’Est et Centrale et d‘Europe de l’Ouest. Chacun de ces espaces d’expression a systématiquement été ouvert au plus grand nombre, soit par la participation, soit par la production.
Ensuite, cet investissement a permis de créer des sites Web et de former à leur maintenance des organisations de femmes engagées dans l’économie solidaire en France (2). Il s’est poursuivi à l’échelle internationale, notamment par la création d’une Agence de presse féministe iranienne en 2006 (3), ou encore par la formation d’organisations de femmes sur l’utilisation stratégique des TIC pour la mise en lumière des inégalités de genre, en Europe centrale et orientale de 2000 à 2007 (4).
Ces expériences se sont prolongées en Afrique, et en particulier au Sénégal et en Afrique du Sud, par l’étude des impacts politiques des usages Internet des organisations de femmes pour lutter contre les dominations, masculine, d’une part, Nord/Sud, d’autre part, ce qui permet de comparer les modalités de facilitation entre organisations de femmes et féministes via les TIC, selon divers contextes géopolitiques, et dans la perspective d’une analyse critique selon le genre de l’appropriation politique des TIC.
Une Société de l’information dominée par le Nord et par les hommes
Dans les pays du Sud, et en particulier en Afrique, qui est largement considérée au Nord comme le continent le plus marginalisé en termes de Société de l’information (5), les institutions internationales se concentrent sur la fracture numérique, et, pour certaines, sur la fracture numérique de genre, qui a plus ou moins été discutée au cours du Sommet mondial de la société de l’information en 2003 et 2005 (6). La façon dont elle est abordée se focalise sur l’accès aux infrastructures (7). Pourtant, les frontières nationales créent des frontières à l’expression, à la génération d’idées, à la production de contenus et à leur diffusion, de la même façon qu’elles entravent la libre circulation des êtres humains. Autant de facteurs qui rendent toute tentative de facilitation de l’appropriation politique des TIC difficile, sinon vaine ou inopérante.
Quelques exemples. Les femmes et les filles ont moins accès à l’éducation (8) et sont donc moins à l’aise face à un ordinateur, voire n’en ont jamais utilisé. Les femmes ont davantage la charge de la garde des enfants et n’ont donc n’ont pas le temps d’aller au cybercentre (9). Les femmes, plus touchées par la pauvreté que les hommes (10), n’ont même pas accès à l’électricité.
Ces frontières de genre ne sont pas exclusivement centrées sur les questions d’accès et de capacités (11) et concernent principalement le contrôle et le contenu, comme cela a été observé par ENDA Tiers-Monde dans son étude sur la fracture numérique de genre dans les pays d’Afrique de l’Ouest en 2005 (12). Au-delà, on constate que les entreprises de télécommunication sont privées, que leurs propriétaires majoritairement des hommes (13). Ce secteur économique est le plus rentable après celui de l’armement (14). Par ailleurs, l’Internet incarne de façon latente, c’est-à-dire non concertée par les opérateurs de télécommunication, un des principaux espaces où s’organise l’industrie de la pornographie (15), le commerce des corps de femmes à haute plus-value financière, et ce de manière incontrôlée, non légiférée, impunie et sous pouvoir masculin.
Concrètement, ce sont principalement des hommes, et, en particulier, des hommes blancs, qui programment des logiciels, y compris dans le mouvement des logiciels libres (16). Des hommes – majoritairement en position de pouvoir à l’échelle locale ou nationale –choisissent d’installer un cybercentre dans un quartier ou un village. La majorité des contenus (texte, audio, vidéo…) est « écrite » et diffusée par des hommes (17). Ils parlent plus facilement sur les forums, chats et blogs, alors que les femmes sont davantage présentes pour les conseils beauté et autres stratégies de séduction (18). Encore aujourd’hui, la facilitation des et par les TIC est une activité largement dominée par les hommes.
Des alternatives à valider
En Afrique du Sud, de nombreuses organisations de femmes en lutte contre les violences et la pandémie du sida facilitent, depuis la fin de l’apartheid, l’écriture et la publication de mémoires de Sud-Africaines. De nombreux livres ont été publiés, des sites Web, ou leurs rubriques, ouverts, qui révèlent des histoires personnelles de femmes. Quand ces femmes témoignent elles-mêmes et dans leur propre langue, ces mémoires publiées forment contre-pouvoir, dans la mesure où leur parole resterait inconnue, enfouie sous le tapis d’une société ségrégationniste, raciste et patriarcale. Des femmes rurales, en particulier, ont ainsi eu accès au temps et à l’espace pour réfléchir à leurs vies et pour partager leurs expériences avec d’autres. Cet exercice leur a permis de se recentrer sur des revendications comme le droit à la terre communale dans le but de la cultiver et sur de nouvelles priorités comme celles d’assurer les conditions de subsistance, lutter contre le sida, mettre en avant l’égalité de genre… Ailleurs, à Johannesburg, des femmes séropositives parlent de leur maladie, isolent les responsabilités, découvrent l’intime, voire le tabou, c’est-à-dire la sexualité. Elles couchent sur papier ou disent leur vie quotidienne. Chaque histoire personnelle est ensuite partagée en groupe et devient un bien et un savoir collectifs. Cette activité prend alors toute sa valeur politique, remettant en cause l’individuation – au sens existentialiste – des « cas » et leur non-prise en compte à l’échelle nationale.
En Afrique de l’Ouest, au Mali, Burkina Faso, Sénégal, des jeunes, regroupés en associations, se sont prononcés contre l’excision en utilisant les TIC comme lieux de débat et d’expression citoyens, via un blog, des listes de discussion, etc., rompant avec toute logique sanitaire, pourtant mise en œuvre depuis vingt ans et ayant fait la preuve de son inefficacité. Filles et garçons ont pu s’exprimer librement sur leur engagement. Cette approche concertée et facilitée par une équipe de chercheures, les a dépassés au point qu’ils ont dû se confronter aux questions relatives aux relations de genre, de génération, à la citoyenneté et à son exercice, aux droits, dont celui à la communication, aux violences, à la sexualité… En particulier, la faible présence de la parole des filles, bilatéralement et implicitement tolérée, a révélé une inconnue, qui, si les TIC n’avaient pas été utilisées comme tremplin, n’aurait jamais émergé. Si bien que les jeunes filles ont enfin pu mesurer le réel poids des pressions sociales et entrevoir les moyens de les transgresser, notamment en identifiant leur rôle dans les sphères privée et publique. Les jeunes garçons, de leur côté, ont réalisé que l’excision dépassait largement les questions de tradition ou de religion, asseyant une domination sociale des hommes sur les femmes, qui les concerne et les aliène, certes pas de la même manière ni au même niveau, mais autant que leurs contemporaines.
Cette expérimentation a confirmé que « la production endogène des contenus, par les filles et par les garçons, séparément, collectivement, et en face à face, a ouvert sur l’apprentissage du débat, des processus, de la réflexion, de l’analyse critique et réflexive, de la transversalité – nécessitant le renouvellement, la ré-interrogation, la mise en perspectives, indispensables à l’évolution des approches de l’humain, des pensées et des constructions sociales » (19). Le défi des méthodologies développées a consisté à confier aux jeunes générations les rênes du débat sur des concepts savants qu’ils ont eux-mêmes élaboré. Aussi elles innovent, car comme l’ouvrage le conclut : « Il s’agit moins de voir « à quoi les TIC pourraient servir » que de voir « ce que les TIC apportent de nouveau, changent, et politisent » ».
Dépasser l’outil et politiser la facilitation par les TIC
Le manque de contrôle et de contenu des femmes sur les TIC réduit efficacement les moyens de penser le monde et de le transformer, d’inverser les relations entre dominé et dominant. Aussi, toute entreprise de facilitation, à défaut de creuser les frontières, doit en tenir compte. Elle ne peut se contenter de créer l’outillage nécessaire à l’expression de revendications, mais doit systématiquement politiser l’ensemble des contextes où elle s’applique.