Les terres dans les pays du Sud : nouveau terrain spéculatif
12 / 2009
Des investisseurs et des grandes entreprises se ruent sur les terres agricoles dans les pays du Sud. Des milliers de familles paysannes sont déplacées de leurs terres et perdent leurs moyens de subsistance. La colère gronde chez les petites paysans et paysannes du Sénégal : « Nous observons un regain d’intérêt pour nos terres, des acheteurs s’emparent de très grandes surfaces acquises avec des facilités dérangeantes », affirme Ndiogou Fall, sénégalais et président exécutif de la Roppa (Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest). « Des communautés entières ont été dépossédées de leurs terres au profit d’investisseurs étrangers. Certains États n’ont pas hésité à procéder à la déforestation massive pour satisfaire ces capitaux étrangers » dit Ndiogou Fall qui observe au quotidien la destruction des fondements de vie des familles paysannes.
Les financiers cherchent des nouvelles sources de gains profitables
Dans le contexte de la crise du système financier international, les financiers cherchent des nouvelles sources de gains profitables. La hausse des prix des denrées alimentaires de l’année 2008 a démontré que le secteur alimentaire permet des grands profits. Les investisseurs commencent à se servir : grandes entreprises agro-alimentaires, banques d’investissement, fonds spéculatifs et autres institutions similaires investissent de plus en plus dans des propriétés de terres. Des études du partenaire de Pain pour le prochain, l’organisation internationale GRAIN, indiquent des chiffres inquiétants :
Des chercheurs dénombrent au niveau mondial quelques 20 millions d’hectares de terres agricoles qui ont déjà été cédés à des investisseurs étrangers ou sont en passe de l’être.
Des entreprises japonaises possèdent déjà 12 millions d’hectares de terres agricoles à l’étranger.
La société new-yorkaise BlackRock, l’un des plus grands gestionnaires de portefeuilles du monde avec presque 1 500 milliards de dollars US dans ses comptes, a créé un fonds spéculatif agricole de 200 millions de dollars, dont 30 millions seront utilisés pour acheter des terres agricoles dans le monde entier.
Les banques suisses investissent dans la déforestation
Selon la plateforme Rainforest Portal, 7 millions d’hectares de forêt tropicale et de marais indonésiens ont été sacrifiés récemment aux plantations d’huile de palme. Et le gouvernement indonésien planifie d’élargir ces plantations de monocultures toxiques (1) sur 20 millions d’hectares supplémentaires. Pour réaliser ces projets, le gouvernement et les entreprises dépendent des investisseurs étrangers. L’entreprise ‘Golden Agri-Resources’ reçoit des crédits importants des banques Crédit Suisse et UBS pour ses projets de production d’huile de palme en Indonésie, ce qui fait des banques suisses les plus grandes sources de financement de la déforestation de la forêt tropicale indonésienne en faveur de l’huile de palme.
L’accaparement des terres provoque des conflits – l’exemple de Madagascar
Un accord négocié en 2008 entre le gouvernement de Madagascar et l’entreprise sud-coréenne Daewoo a alimenté les troubles politiques, suivis par le renversement du gouvernement malgache en mars 2009. Depuis, un gouvernement intérimaire qui n’est pas reconnu au niveau international a été formé (la Haute Autorité de Transition). L’accord qui a été négocié par l’ancien gouvernement, sans aucune transparence, permettait à l’entreprise d’utiliser environ un million d’hectares de terre – la moitié de l’ensemble des terres arables de Madagascar. La résiliation du contrat a été annoncée par la Haute Autorité de Transition.
Des gouvernements participent à l’accaparement des terres
Il n’y a pas que le secteur privé, mais également des gouvernements qui sont à la recherche de terres arables à l’étranger. Des pays comme l’Arabie Saoudite, la Libye, Égypte, le Japon, la Chine ou l’Inde délocalisent leur production alimentaire à l’étranger. Les États riches du Golfe ne disposent pas d’assez de terres arables ou alors ils devraient investir massivement dans l’irrigation afin de produire des aliments dans leur propre pays. Leur richesse en pétrole leur permet d’acquérir des terres ailleurs. Pour les pays émergents comme la Chine et l’Inde, il peut être également lucratif de cultiver hors de leur territoire national.
L’exemple du Timor Oriental
Au Timor Oriental, plus de 40% de la population vit dans une extrême pauvreté (moins de 1 dollar US par jour). 50% des enfants de moins de 5 ans soufrent de mal- ou de sous-alimentation. Les petits paysans et paysannes font partie du groupe le plus pauvre de la population. Au Timor Oriental, environ 260 000 hectares de terre sont actuellement utilisés pour la culture des plantes qui sont transformés en agro-carburants. 100 000 hectares sont utilisés par la seule entreprise sud-coréenne Komor Enterprise. A titre de comparaison : 80 000 hectares seulement servent pour la production du riz, l’aliment de base de la population. « Des millions de familles de petits paysans sont forcés de quitter leurs terres. Nos droit humains sont violés quotidiennement », dit un représentant des petits paysans de Timor Oriental membre de la Via Campesina, un mouvement international des paysans et paysannes. « Les militaires et le gouvernement soutiennent l’accaparement de nos terres », dit-il. Les terres sont contrôlées par quelques personnes qui font des grands profits avec la production des plantes qui seront utilisées pour la production des agrocarburants. La construction des grands hôtels est une autre source de profit pour les investisseurs étrangers. Pour les paysans pauvres, il est par contre difficile de posséder la terre qui leur permet de (sur-)vivre. Le militant paysan demande un renforcement des droits des paysans au niveau international – comme la Convention sur les droits des paysans que la Via Campesina envisage de présenter au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (2).
Souvent, le droit à l’alimentation est violé
« Pour les familles de petits paysans, ce phénomène a des conséquences fatales », avertit Ester Wolf, responsable pour le droit à l’alimentation à Pain pour le prochain. La réalisation des réformes agraires est freinée et les chiffres des déplacements – souvent violents – augmentent. Pendant que la crise alimentaire du printemps 2008 faisait la Une des journaux, de nombreux gouvernements et agences des Nations Unies étaient d’accord sur ce point : pour combattre la faim et la malnutrition de manière durable, il fallait favoriser les petits paysans et paysannes et la production locale dans le monde entier. Aujourd’hui, c’est ce même mode de production qui est le plus menacé par l’accaparement des terres. La lutte contre faim marque le pas.
Ce sont souvent les gouvernements corrompus qui acceptent l’accaparement de leurs terres, en en tirant profit au lieu d’utiliser ces terres pour assurer la sécurité alimentaire de leur population. Prenons l’exemple du Soudan : Pendant que le gouvernement soudanais attribue des terres arables aux investisseurs étrangers, le Programme alimentaire mondiale des Nations Unies essaye d’y nourrir des milliers de réfugiés du Darfour. Pour Ester Wolf, il est inacceptable que le gouvernement soudanais continue à mépriser les droits humains de sa population, dont le droit à l’alimentation, en toute impunité. Mais ce sont aussi les pays investisseurs qui ont leur part de responsabilité. Chaque gouvernement a la responsabilité de veiller à ce que les accords signés avec le secteur privé soient négociés de manière transparente et que les droits humains soient respectés.
Séminaire d’experts internationaux à Genève sur la thématique de l’accaparement global des terres
Étant donné que l’accès à la terre des petits paysans et paysannes et la promotion d’une agriculture durable figurent au centre de la lutte contre la faim, Pain pour le prochain suit attentivement le phénomène de l’accaparement des terres qui met en danger la réalisation du droit à l’alimentation. En mai 2009, Pain pour le prochain a soutenu l’organisation d’un séminaire international à Genève sur la thématique de l’accaparement global des terres. La conférence, organisée à l’Institut des Hautes Études Internationales et du Développement, a rassemblé des représentants de communautés touchées par ce phénomène à Madagascar et au Timor-Leste, des experts des Nations Unies, des représentantes des organisations internationales de protection des droits humains et des universitaires (3). Le but de cette conférence était de discuter de la responsabilité conjointe des gouvernements et du secteur privé dans ces processus, sous l’angle des droits humains.
Il s’agit d’une thématique qui n’est pas nouvelle, mais qui a pris une nouvelle dimension lors des trois crises actuelles : la crise alimentaire, la crise financière et la crise climatique.
Les réformes agraires, un instrument important pour lutter contre la faim, sont souvent contournées par ce phénomène de l’accaparement des terres. Les entreprises nationales ou multinationales et les institutions financières, comme les fonds spéculatifs, sont impliqués de manière directe ou indirecte dans l’accaparement global des terres. Un des problèmes principaux qui a été identifié par les experts à Genève est le manque de transparence dans les négociations des contrats qui permettent l’accaparement des terres. Au premier semestre de 2009, la population malgache n’avait par exemple toujours pas reçu d’informations précises sur le contrat qui a été conclu entre le gouvernement et l’entreprise Daewoo. Les informations officielles et médiatiques sont imprécises et souvent contradictoires. Les parlements et les tribunaux nationaux devraient être en mesure d’examiner ces contrats et la population a le droit d’avoir accès à cette information. Les experts avertissent des dangers de ces contrats, qui peuvent porter sur de très longues durées - dans le cas de Madagascar il s’agit de 99 ans ! Or, une fois qu’un contrat est signé entre une entreprise et un gouvernement national, il est très difficile de revenir en arrière. Une résiliation peut signifier des coûts importants de dédommagement pour l’État.
Que faire ?
Les participants au séminaire ont mis en évidence que les petits paysans et petites paysannes ont besoin de soutien. Selon le représentant du Collectif Pour la Défense des Terres Malgaches, il est important que les groupes touchés par ce phénomène de l’accaparement des terres puissent s’organiser, former des réseaux et qu’ils reçoivent un soutien international.
Pour lutter contre les risques que représentent l’accaparement des terres, les participants ont conclu qu’il était important d’utiliser les instruments des droits humains qui existent déjà. Ils ont mis en évidence le besoin d’utiliser en priorité les instances et instruments au niveau national. Par exemple, plusieurs systèmes juridiques nationaux protègent les droits violés dans leurs Constitutions. Au niveau international, il y a également des instances qui peuvent être saisies, comme les Rapporteurs spéciaux de Nations Unies, et notamment le Rapporteur Spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, présent au séminaire.
Au vu de l’importance du sujet, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation en a fait l’une de ses priorités et il a publié quelques semaines après le séminaire des « Principes pour réguler les achats de terres à large échelle » (4). Ces principes contiennent de nombreuses exigences qui ont été discutées pendant le séminaire, comme le fait que les pays devraient accorder la priorité à l’alimentation pour garantir la sécurité alimentaire de leur population, ou le besoin de réaliser des « études d’impacts » avec la participation de la population avant la conclusion de chaque contrat.
Au niveau international, les participants au séminaire ont encore indiqué qu’il fallait combler les vides juridiques existants entre les règles internationales sur l’investissement et le droit international des droits humains. Et ils ont conclu que les Nations Unies, et en particulier le Comité de la sécurité alimentaire mondiale de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation), devaient prendre une position claire en faveur des petits paysans et paysannes sur le problème de l’accaparement global des terres. Les violations des droits humains liées à ce phénomène doivent être largement combattues.
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, Suisse, Madagascar, Indonésie, Sénégal
Texte original
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