1. Contexte et arrière-plan historique
10 / 2009
Introduction
Le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terres du Brésil (MST) célèbre en 2009 25 ans d’histoire. Actuellement reconnu comme l’un des plus importants mouvements sociaux des dernières années en Amérique latine, sa simple longévité et l’amplitude de son pouvoir de mobilisation peuvent être interprétées comme un signe de sa force et de sa capacité d’organisation populaire. Le MST compte aujourd’hui plus de 350 000 familles qui ont vu leur situation régularisée suite à des occupations de terres inexploitées, en construisant des campements qui se multiplient au bord des routes, dans de grandes fermes et surfaces inoccupées. Ce sont ces occupations, organisées par le MST, qui ont ainsi assuré aux paysans démunis ou déracinés l’accès à la terre, et marqué profondément l’image politique du Brésil contemporain. Aujourd’hui, les paysans sans-terres qui pourraient bénéficier d’une politique de réforme agraire sont estimés à quatre millions de familles. Parmi elles, 100 000 vivent dans des campements organisés par le MST.
Dans le contexte mondial actuel, caractérisé par une économie internationale basée sur une libéralisation croissante du marché et des finances, l’agriculture n’échappe pas à la norme. L’un des facteurs importants de la crise alimentaire de 2007, qui risque de durer encore des années, a été la spéculation sur les denrées alimentaires. La crise énergétique qui menace le modèle de production et de consommation établi, et le rend insoutenable à l’avenir, attribue à l’agriculture une nouvelle fonction. Ce modèle accroît également une crise environnementale dont les conséquences se font nettement sentir depuis quelques années. Ces facteurs dessinent une situation qui donne à la problématique agraire et paysanne une dimension et une signification d’une importance que nous sommes encore en train de découvrir. C’est dans ce contexte que l’on doit analyser l’actuel stade du développement du MST, d’autant plus que le Brésil joue un rôle de premier plan dans une conjoncture économique privilégiant la production de monocultures, notamment la canne à sucre pour la production de l’éthanol, l’eucalyptus, le maïs et le soja.
On analysera ici la formation de la structure agraire au Brésil, le processus de concentration de la terre et l’une de ses conséquences, la création d’une population de sans-terres, avant de voir l’émergence du MST dans ce contexte. Le Brésil est l’un des pays à la plus grande concentration de la propriété foncière au monde : 73,7 % des paysans, petits propriétaires, disposent de 12 % de terres, pendant que 0,8 % des paysans en possèdent à eux seuls 31,7 %.
Antécédents coloniaux : l’héritage esclavagiste
Les problèmes liés à l’accès à la propriété foncière au Brésil ne concernent pas seulement les paysans. Parmi ceux qui sont touchés par la concentration foncière et sont fréquemment expropriés de leurs terres, on pourrait citer les communautés d’anciens esclaves – comunidades quilombolas, les populations et les réserves indigènes, ou encore des populations tradionnelles comme les Quebradeiras de Coco de babaçu - un groupe de femmes qui s’occupent de l’exploitation de la noix de coco de babaçu. Une grande partie de ces problèmes trouvent leurs racines dans la période coloniale, dont on retrouve encore aujourd’hui des traces, qui se conjuguent avec le développement des formes les plus modernes de l’économie internationale.
Le premier aménagement du territoire brésilien planifié par la couronne portugaise établissait une division du Brésil en régions appelées « capitaineries », dont le titre d’exploitation était attribué à des Portugais, dans des zones parfois plus vastes que le Portugal même. Ce titre garantissait à ses détenteurs le droit de désigner des autorités administratives, des juges et d’organiser la redistribution des terres. Ce système avait la particularité d’accorder un droit d’utiliser la terre et d’en récolter les profits, de façon héréditaire, mais pas de droit de propriété individuelle sur la terre, qui restait propriété de la couronne.
Ce modèle, sauf quelques exceptions, comme la capitainerie de Pernambuco et São Vicente, a complètement échoué économiquement et comme moyen de colonisation du territoire, mais il a jeté les bases du système de production agricole colonial. Celui-ci était centré sur la production à grande échelle, destinée à l’exportation vers le Portugal, et basé sur un régime de travail esclavagiste. Cette production agricole était caractérisée par la monoculture, avec pour conséquence des problèmes de sous-alimentation. Au point de mettre en danger le processus colonial, et d’obliger la couronne à prendre des mesures spécifiques pour assurer la production alimentaire pour la population de la colonie.
L’indépendance du pays, promulguée en 1822, n’a pas changé cette structure foncière, ni les bases de ce modèle de production. Contrairement à la plupart des pays d’Amérique latine qui ont acquis leur indépendance à la même époque et ont institué un régime républicain, le Brésil a conservé la monarchie, la propriété de la terre par la couronne, désormais brésilienne, et une production centrée sur l’esclavage.
L’année 1850 représente à cet égard un moment décisif. L’interdiction par l’Angleterre du trafic d’esclaves a affecté le cœur du système de production brésilien. L’abolition de l’esclavage, défendue par quelques secteurs de la société brésilienne, notamment les républicains, se heurtait encore à une forte résistance de la part des grands propriétaires fonciers. Cette même année, pour faire face à la menace que représentait l’inévitable fin de l’esclavage pour la forme de production alors en cours, le sénateur Vergueiro, grand producteur agricole de São Paulo, a fait promulguer la Lei de Terras N°601 de 1850, première loi relative à la propriété privée de la terre au Brésil. Cette loi précise, dans son premier article, que « sont interdites les acquisitions de terres devolutas par autre titre que celui d’achat ». Les terres devolutas désignent toutes les terres qui ne sont pas utilisées pour l’exploitation agricole, n’appartiennent pas à des domaines particuliers et qui de ce fait sont dévolues à l’Etat. Toutes les terres n’ayant pas été régularisées comme propriété privé demeuraient ainsi propriété de l’Etat.
Ces terres représentaient une surface énorme à l’époque, étant données les limites de la colonisation et la faiblesse démographique du pays. Une importante partie des terres du pays étaient inexploitées. En en faisant une propriété de l’Etat, en exigeant qu’elles soient achetées pour qu’elles puissent être occupées, cette loi interdisait aux esclaves qui seraient bientôt libérés d’accéder ces terres. C’était une forme de privatisation de la terre qui garantissait aux propriétaires privés leurs droits, une main d’œuvre abondante et donc des profits substantiels.
Libérer l’homme, esclavagiser la Terre
Comme le sociologue brésilien José de Souza Martins, on peut interpréter cette loi de 1850 comme une loi ayant « esclavagisé » la terre pour libérer l’homme. Le Brésil est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage, en 1888. L’esclave, une fois en liberté, n’avait pas pour autant accès à la terre légalement. Cela n’a pas empêché un intense mouvement d’occupation des terres exploitées les plus éloignées, par des esclaves qui étaient les premiers « sans-terre » à avoir occupé des terrains sans titre juridique reconnu. A ces esclaves s’est jointe une partie de la population brésilienne, des hommes libres, petits paysans pauvres, qui habitaient de petits villages, mais qui n’ont pas pu régulariser leurs terres. C’est aussi à cette époque que naissent les bidonvilles – favelas – du Brésil contemporain. Une partie de cette population a voulu rester près des villes, et a occupé les terres des environs de la même façon, sans l’accord de la couronne.
Les études de l’historien Caio Prado Junior indiquent que, sur huit millions d’habitants en 1850, le Brésil comptait 2,5 millions d’esclaves (et 1,5 millions d’Indiens en 1800 selon l’anthropologue Darcy Ribeiro). L’application de la « Loi des Terres » nécessitait une procédure de régularisation à laquelle une énorme partie de la population brésilienne n’était pas préparée. La faiblisse de ces processus de régularisation est à l’origine de litiges qui perdurent encore aujourd’hui. Par exemple, une pratique de falsification de titre de propriété, connue sous le nom de grilagem au Brésil, provient d’une lacune de cette loi. Les grileiros font de faux titre que remontent à l’époque antérieure à la loi de 1850 et demandent à l’Etat de les régulariser. Or les terres revendiquées sont parfois habitées par des communautés de paysans, d’Indiens ou de descendants d’esclaves. On pourrait en trouver un exemple avec l’actuelle Mesure Provisoire MP 458/09, promulguée en 2009 par le gouvernement brésilien. Cette mesure régularise une surface de 67,4 millions d’hectares (ha) en Amazonie. Parmi ceux qui font les démarches de régularisation auprès de l’Etat, on trouve certes des milliers de paysans qui ne possédaient pas les titres de leur exploitation, mais également des grand propriétaires qui ont occupé d’immenses surfaces tout en établissant de faux titres, puisque ces terres étaient inexploitées. C’est ainsi que, sur 67,4 millions d’ha, 72 % font partie de propriétés de plus de 1 500 ha…
La réforme agraire sous contrôle militaire
L’histoire de la lutte pour la terre au Brésil s’accélère à la fin des années 1950. La question agraire s’impose dans le débat public, allant de l’Eglise catholique conservatrice aux partis de gauche. La « menace communiste » en Amérique latine, dans le contexte de la guerre froide, était associée aux problématiques paysannes et à la mise en œuvre d’une réforme agraire. Programme politiques et théories économiques pointaient la structure agraire comme obstacle au développement du pays. Cette structure était formée par de grandes surfaces nommées latifundios, marquées par un faible développement technique, peu productives, insuffisantes pour nourrir des urbains de plus en plus nombreux. Ce faible développement retenant un grand nombre de travailleurs agricoles, au détriment de l’industrie, et entretenait le système fermé des fazendas, où des paysans étaient soumis à des relations de travail non salariales. Ces facteurs constituaient un obstacle au développement du marché intérieur pour la production industrielle. La fonction de l’agriculture était au centre des programmes politiques de développement et la réforme agraire apparaissait comme une mesure nécessaire pour résoudre une part des obstacles à la modernisation du pays.
Sur la scène politique, la question prenait de l’importance à mesure que se formaient des mouvements paysans inédits, recrutant parmi les nombreux paysans expulsés des fermes où ils travaillaient. Parmi les paysans, on distingue les meeiros, qui payaient la moitié de leur production comme loyer de la terre, les parceiros, qui payaient la location de la terre en produits sur des proportions variées, ou encore les arrendatários, qui payaient en espèces. Différents mouvements paysans, qui se formaient dès la moitié des années 1950, aux propositions spécifiques, se sont rassemblés en 1961 au Congrès National des paysans et travailleurs agricoles. Parmi ces organisations, on trouve les Ligas Camponesas, formées et agissant principalement dans la région du Nordeste, l’União Nacional de Lavradores e Trabalhadores Agricolas do Brasil - ULTAB, de caractère syndicale et proche du Parti communiste, ou encore le Movimento Sem Terra - MASTER, qui a mené les premières actions au Sud du pays. Ces organisations dénonçaient l’extrême concentration des terres et proclamaient la devise « La terre à ceux qui la travaillent ».
Le 13 mars 1964, le président João Goulart réalisait à Rio de Janeiro, devant plus de 200 000 personnes, son célèbre meeting de la Central do Brasil, au cours duquel il annonçait la réalisation de la réforme agraire au Brésil. Quelques jours après, le pays était victime d’un coup d’Etat. Le nouveau gouvernement militaire interdit toute forme d’organisation sociale, en particulier les syndicats et les mouvements sociaux alors en pleine expansion. Contradictoirement, les militaires ont adopté la Loi n°4504, le document connu par le nom d’Estuto da Terra, la première loi de réforme agraire du pays. Ce document établissait les conditions d’expropriation de terres sous-utilisées et soumettait la propriété de la terre à une fonction sociale, demandait la réalisation d’un cadastre de toutes les terres du pays et, entre autres, créait les institutions responsables de la distribution des terres expropriées. Si le gouvernement militaire a adopté cette loi, c’est en partie parce qu’elle permettait la mise en œuvre des orientations des États-Unis à travers le programme « Alliance pour le Progrès ». Cet ensemble de mesures de collaboration économique pour le développement avait pour objectif de faire face à l’influence de la révolution cubaine sur le continent, et d’éviter que les paysans s’allient aux courants révolutionnaires qui faisaient de la question agraire une priorité.
Finalement, la dictature militaire a abouti à une forme de modernisation de l’agriculture sans changement de la structure foncière. Bénéficiant d’importants investissements de l’Etat, la modernisation de l’agriculture s’inscrivait dans le modèle international de la Révolution Verte, basé sur la mécanisation et le recours aux intrants chimiques. Encore une fois, des milliers de paysans ont été expulsés, alimentant l’exode rural et se réfugiant dans les périphéries urbaines.
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Mouvement des travailleurs Sans-Terre
La bibliographie de référence pour cet article se trouve principalement dans A questão Agrária no Brasil, 7 volumes, coordonné par João Pedro Stedile et Douglas Estevam. D’autres références sont les œuvres de Caio Prado Junior, História Econômica do Brasil, A Revolução Brasileira et Formação do Brasil Contemporâneo, ainsi que le livre de Celso Furtado Formação Econômica do Brasil.
Lire la suite de ce texte : Mouvement des sans-terre du Brésil : une histoire séculaire de la lutte pour la terre. 2. La formation du MST.
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