Vijay Mahajan a co-fondé PRADAN, une ONG de développement rural, en 1983. Diplômé de l’Institut Indien de Technologie (IIT) de Delhi et de l’Institut Indien de Management (IIM) d’Ahmedabad, V. Mahajan a consacré sa vie active à l’amélioration des moyens de subsistance dans les zones rurales.
En 1996, il quitte PRADAN et crée BASIX, la première institution de microfinance (IMF) indienne cherchant à faire du profit, et l’une des premières au monde à attirer des investisseurs commerciaux.
En 1998, il co-fonde Sa-Dhan, une association d’IMF indiennes. En 2001, il aide à créer l’APMAS (Andhra Pradesh Mahila Abhivruddhi Society), une institution de soutien et de renforcement de groupes d’entraide de plus de 500.000 femmes de l’Etat d’Andhra Pradesh.
- Entretien avec Vijay MAHAJAN (août 2006)
Q : Comment voyez-vous le courant émergent de la pensée des nouvelles alternatives économiques ?
Ça n’est pas réellement « nouveau ». Il y a eu de telles réponses à la révolution industrielle, pratiquement dès le départ. Cette énergie s’est manifestée de manière différente à différentes époques. Par exemple, au 19ème siècle, on voit l’émergence du mouvement coopératif avec les Principes Rochdale. C’était un phénomène pan-européen.
Puis, il y a le travail de David Henry Thoreau sur la désobéissance civile, que Gandhi a par la suite fait évoluer. Plus récemment, la tradition du mouvement coopératif est allée au delà des questions d’équité et en est venue à inclure les considération écologiques.
Les préoccupations par rapport à l’équité et à l’écologie reviennent en force à chaque fois que l’« école de l’efficacité » devient excessivement forte. Il existe une grande bataille, historique, entre ces deux courants. Cependant l’équité et l’écologie peuvent parfois être en désaccord tandis que l’école de l’efficacité n’est pas entièrement mauvaise.
Q : L’essence des alternatives économiques n’est-elle pas de redéfinir l’efficacité en des termes plus globaux, holistes ?
Oui, et il y a des avancées dans ce sens. Pendant très longtemps il n’y avait qu’un critère et c’était l’argent. Puis on a parlé d’une double exigence : monétaire et de responsabilité sociale. Et aujourd’hui la plupart des sociétés tentent de travailler en respectant trois contraintes, à savoir réaliser des profits, respecter les individus et protéger la planète.
Au Forum économique mondial de Davos, j’ai pu observer les directeurs de firmes. Je me suis rendu compte que certains d’entre eux se posent sincèrement la question d’où nous allons, d’où va le monde. Bien sûr, ce n’est pas vrai pour tout le monde, mais une minorité significative à l’intérieur du cercle des entreprises pense selon cette ligne. Cela les trouble de voir que de nombreux jeunes gens dénigrent l’entreprise.
Q : Vous avez dit que le pouvoir de l’éthique du marché libre est dans un certain sens en déclin. Qu’est-ce-qui vous fait penser ainsi ?
J’ai récemment assisté à une conférence au Brookings Institute de Washington et j’ai pu sentir que la croyance inébranlable dans le pouvoir du marché appartient au passé. Il y a maintenant beaucoup plus de questionnements sur la capacité du marché à résoudre la plupart des problèmes.
Q : D’après vous, comment cela est-il arrivé ?
Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord le marché a clairement échoué à aborder les questions de croissance et de justice sociale, y compris au sein des États-Unis. Ainsi, entre 45 et 50 millions d’Américains n’ont pas d’assurance-maladie tandis que 15 à 20 % des citoyens de ce pays n’ont pas accès à un compte en banque.
Deuxièmement, le mécanisme du marché doit agir à travers les institutions qui incluent les entreprises et les organismes de régulation. Ces dernières années, les deux ont montré l’envers du décor. L’attention a aussi été attirée vers l’existence de portes communicantes entre le Trésor américain, de grosses sociétés comme Goldman Sachs et la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avec des dirigeants âgés détenant le pouvoir tour à tour dans ces trois sphères.
Q : Quelles sont les implications de ce que vous décrivez pour la recherche d’une plus grande équité et de justice économique ?
L’Etat a cédé et admis qu’il n’avait pas les capacités de dépenser les ressources de manière efficace. Il veut abandonner son rôle de maître d’œuvre dans de nombreux domaines. Il y a une explosion du troisième secteur, celui des ONG ou de la société civile, qui correspond à des initiatives qui ne sont ni celles de l’Etat, ni celles des entreprises.
Ce troisième secteur s’inspire non seulement du travail de visionnaire de Schumacher et de ses manifestations à la New Economics Foundation, mais aussi du travail de nombreux non économistes, tels que le Dalaï-Lama ou Eckart Toole, qui cherchent à trouver un équilibre entre l’esprit et la croissance matérielle.
Q: Comment voyez-vous le travail de la New Economics Foundation par rapport au calcul de l’effet multiplicateur local dans l’économie?
C’est assez simpliste et pas fondé conceptuellement. De plus, pour nous en Inde, la grande question n’est pas de savoir comment les échanges ont lieu mais quid de ceux qui n’ont rien à échanger.
Q: Quels défis faut-il relever pour favoriser l’avènement de la démocratie économique en Inde?
Il y a un besoin urgent de plateformes pour discuter de ces questions de manière raisonnée et non passionnelle, en évitant le réflexe de la réponse idéologique. Plusieurs des choix sociaux et économiques qui doivent être faits soulèvent des questions de deuxième, troisième, quatrième ordre qui doivent être analysées avec un esprit digne du 21ème siècle, ouvert et plus sophistiqué.
Q: Dans ce contexte, que faites-vous de tout l’enthousiasme autour de la montée de l’économie indienne sur la scène mondiale ?
Une grande part de cet engouement concerne l’économie “visible”. Mais ce qui le rend vraiment possible c’est l’égalité dans la sueur de millions de personnes qui constituent la vraie économie de l’Inde. Il ne faut pas oublier que les 2.000 plus grandes compagnies ont des profits de mille millions de Roupies mais leur contribution à la création d’emplois est de -18.000. Et ce chiffre seraient de -87.000 si l’on ne comptait pas les emplois générés par le secteur des technologies de l’information. Tant que nous restons les yeux fixés sur le Sensex nous ne reconnaîtrons pas que la vraie économie indienne, c’est les 93 % du secteur informel. Et ce secteur n’a pas été mieux connu ni reconnu ces dix dernières années.
- Limites du microcrédit : cinq hypothèses fatales
(Extraits du discours de Vijay Mahajan « Du Microcrédit au Financement des moyens de subsistance », août 2005)
1. Hypothèse que le crédit est le principal service financier dont les pauvres ont besoin
En réalité ce n’est pas le cas. Les pauvres ont besoin de et veulent épargner bien plus qu’ils ne veulent emprunter. Ils veulent également se protéger contre les risques par une assurance. Pourtant, sur le terrain en général on n’insiste pas assez sur les autres services financiers tels que l’épargne et l’assurance.
L’épargne est particulièrement importante car elle fait office d’auto-assurance en cas d’imprévus, elle répond aux besoins soudains d’argent liés par exemple à une maladie, elle sert de marge de sécurité ou de « fonds propres » pour l’emprunt. L’expérience de la Banque SEWA, par exemple, montre que les femmes considèrent comme un service important d’avoir un endroit sûr pour conserver leur épargne.
L’assurance est un autre service financier important pour les pauvres, compte tenu de leur vulnérabilité par rapport aux risques liés à leurs activités. Ici, on ne parle pas tant de l’assurance-vie que de l’assurance sur les récoltes mais aussi sur le bétail ou les pompes à eau, c’est-à-dire le capital qui leur procure leurs revenus. Mais pour certaines professions telles que les pêcheurs en mer ou les mineurs, l’assurance-vie est aussi importante.
Les transferts d’argent sont un service de plus en plus importants puisqu’une grande part des foyers pauvres ont un ou plusieurs membres de la famille qui migrent une partie de l’année voire plusieurs années à la recherche d’un emploi.
Donc, se concentrer uniquement sur le microcrédit et laisser de côté la micro-épargne, la micro-assurance et le transfert d’argent, c’est être myope.
2. Hypothèse que le crédit peut automatiquement conduire à des micro-entreprises à succès
C’est le débat bien connu entre les stratégies de « crédit minimaliste » et l’approche « intégrée » de promotion de la micro-entreprise. D’autres (cf. Mahajan and Dichter, Small Enterprise Development, Vol. 1, No.1, mars 1990) considèrent qu’il n’y a pas une seule approche correcte et que la stratégie pour la promotion de la micro-entreprise doit être adaptée aux besoins et caractéristiques de la situation et se fonder sur une analyse systématique.
Le microcrédit est une condition nécessaire mais pas suffisante pour la promotion de la micro-entreprise. D’autres éléments sont requis tels que l’identification des opportunités de moyens de subsistance, la sélection et la motivation des micro-entrepreneurs, une formation technique pour gérer une entreprise, la création de liens avec les marchés en amont et en aval de la production, des infrastructures et parfois des autorisations réglementaires. En l’absence de ces éléments, le microcrédit seul ne fonctionne que pour un nombre limité d’activités, la petite agriculture, l’élevage, le petit commerce et même celles où les liens avec le marché sont établis. Le Sommet du Microcrédit a reconnu symboliquement ce besoin en ajoutant, dans la déclaration finale, « autres services financiers et commerciaux » au crédit.
3. Hypothèse que les plus pauvres veulent tous être des travailleurs indépendants et qu’ils peuvent être aidés par le microcrédit
La plupart des défenseurs du microcrédit comme stratégie d’éradication de la pauvreté font l’hypothèse explicite que les pauvres voudraient tous êtres des travailleurs indépendants. Il est vrai qu’une certaine proportion des pauvres souhaite avoir une petite exploitation agricole, élever du bétail, s’engager dans des activités de fabrication ou de commerce, mais généralement ils font cela pour compléter un revenu salarié. Une majorité de gens pauvres, en particulier les plus pauvres (tels que les travailleurs sans-terre en Inde) veulent un emploi salarié stable, agricole ou non-agricole.
De plus, il y a des preuves tangibles que le microcrédit, comme toute intervention « unique », fonctionne moins bien avec les clients les plus pauvres. Comme David Hulme et Paul Mosley l’ont montré dans leur important travail Finance Against Poverty (T|Routledge, London,1996), l’augmentation du revenu des emprunteurs de microcrédit est directement proportionnel à leur niveau de revenu de départ. Plus ils sont pauvres au départ, plus faible est l’impact du prêt. On pourrait vivre avec cette constatation dans un monde imparfait mais ce qui est réellement troublant est qu’une grande majorité de ceux dont le revenu de départ était sous le seuil de pauvreté ont fini avec une augmentation de revenu plus faible que celle d’un groupe « témoin » qui n’a pas eu de prêt. Cela devrait empêcher les nouveaux convertis de présenter le microcrédit comme la solution pour l’éradication de la pauvreté puisqu’il peut faire plus de mal que de bien aux plus pauvres.
4. Hypothèse que ceux qui sont légèrement au-dessus du seuil de pauvreté n’ont pas besoin de microcrédit et que leur en accorder équivaut à se tromper de cible
Bien que plusieurs programmes de microcrédit, y compris la Grameen Bank (Bangladesh) et ses répliques, aient une grande majorité de leurs clients parmi les pauvres, principalement des femmes sans-terre, cela n’est pas le cas d’un grand nombre de programmes de microcrédit, dont, en Inde, ceux liant des groupes d’entraide à des banques. La plupart des programmes de microcrédit atteignent les couches les plus riches parmi les pauvres et certains travaillent avec des groupes se situant au-dessus du seuil de pauvreté. Mais ce phénomène est mal vu, parce que la promesse du microcrédit était d’atteindre les pauvres, voire les plus pauvres.
Pourtant, l’accès au crédit de ceux qui n’appartiennent pas aux couches les plus pauvres n’est pas bien meilleur que pour les plus pauvres, alors même que ces personnes génèrent des opportunités d’emploi salarié dont les plus pauvres ont vraiment besoin. De plus, cela permet au microcrédit de répartir ses coûts sur une plus large base. Considérer tout prêt à ceux qui se situent légèrement au-dessus du seuil de pauvreté comme une erreur d’objectif est donc naïf.
5. Hypothèse que les institutions de microcrédit peuvent toutes devenir indépendantes financièrement
Bien que l’on soutienne le mouvement général vers la recherche d’indépendance financière, l’affirmation selon laquelle cela est possible pour toutes les institutions de microcrédit doit être examinée. Même les meilleurs cas prennent trop de temps pour atteindre cette indépendance (cf. la Grameen Bank au Bangladesh durant ses 20 premières années) ou bien l’ont atteinte en perdant leur statut d’ONG qui dépendait des subventions (cf. PRODEM avant qu’elle devienne Bancosol, en Bolivie). Les programmes indiens de groupes d’entraide se sont développés sur la base d’un soutien externe à la formation des groupes et à leur coûts de fonctionnement. Avec la pression politique pour baisser les taux d’intérêt sur les prêts aux groupes d’entraide, même les coûts variables ne sont pas assurés dans la plupart des cas.
De récentes études du CGAP (Consultative Group to Assist the Poor, « Groupe Consultatif d’Aide aux Pauvres ») montrent que seules 100 institutions de microcrédit sur environ 10.000 dans le monde sont indépendantes financièrement. Ainsi, la double promesse que le microcrédit soit au service des plus pauvres et qu’il le soit de manière financièrement indépendante, n’est pas réalisée en pratique. L’expérience montre que soit l’un, soit l’autre de ces deux objectifs contradictoires peut être atteint, mais pas les deux en même temps.
Une Economie du bien-être: regards sur les alternatives économiques
Traduit de l’anglais par Valérie FERNANDO
Cette fiche est également disponible en anglais : Vijay Mahajan speaks about new economics and micro-finance
A lire:
V. Mahajan and T. W. Dichter, Small Enterprise Development, Vol. 1, No.1, mars 1990.
Livre
Rajni BAKSHI, An Economics For Well-Being, Centre for Education and Documentation, Mumbai & Bangalore, 2007
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