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Urbanisme et spéculation

La politique du logement dans la Communauté Autonome de Madrid

Thomas UBRICH

07 / 2008

Dans tous les pays européens, on voit des processus similaires de privatisation du patrimoine public et de libéralisation du marché du logement. En Espagne, la politique actuelle du logement trouve ses racines dans le régime franquiste et ne s’est pas modifiée de manière substantielle depuis. Le pays n’a jamais connu de politique sociale du logement, ce qui se traduit aujourd’hui par la faiblesse de l’Etat en la matière. C’est bien le marché privé qui est le protagoniste principal de la gestion, du contrôle et de la régulation de ce besoin élémentaire.

Entre 1995 et 2007, le prix du logement a augmenté de 202 %, selon l’Institut National et Municipal de Statistiques. Face à cette situation, le gouvernement central socialiste a créé, en 2004, le ministère du logement, élaboré un Plan national du logement (2005-2008) et constitué la Société publique de location, organe de médiation entre propriétaires et locataires.

La politique espagnole du logement : un encouragement à la propriété et au secteur privé

Schématiquement, on peut résumer la politique espagnole du logement à deux aspects essentiels : l’impulsion de la propriété privée comme mode d’occupation résidentielle majoritaire et la promotion continue de la construction privée de nouveaux bâtiments, en dehors de toute considération de leur usage, de leur localisation ou de leur capacité à répondre à une demande sociale.

La politique fiscale en matière de logement a permis de consolider une société de propriétaires, et de fragiliser peu à peu le parc locatif public et privé. Il y a 50 ans on comptait à Madrid seulement 5 à 6 % de ménages propriétaires de leur logement. En 2006 ils sont près de 87 %, selon l’Institut National des Statistiques.

Par ailleurs la promotion immobilière privée occupe une place prépondérante sur le marché du logement (89 %). Face à elle, le parc public paraît anecdotique, du fait d’une offre locative très restreinte, du statut provisoire des logements sociaux et de la privatisation d’une grande quantité de foncier public prévu à cet effet.

Spéculation immobilière, surplus de logements et environnement malmené

Le marché du logement espagnol est hautement spéculatif et corrompu. Avant le ralentissement de la construction et les premiers signes de la crise immobilière des deux premiers trimestres 2008, le secteur de la construction et du logement était devenu l’un des plus rentables de l’économie. Ainsi le logement, qui était jusqu’alors un bien d’usage, est devenu un bien d’investissement. Pas toujours très « propre » d’ailleurs, puisque le marché immobilier concentre, selon l’Observatoire métropolitain près de 20 % de l’argent blanchi qui circule en Espagne…

De plus, alors que la population s’est maintenue relativement stable au cours des dernières décennies, jamais on avait construit autant dans tout le pays. Cette flambée répond à une logique économique qui considère la construction comme le principal secteur créateur d’emplois et le moteur de la croissance. En 2005, 812 284 logements ont été bâtis sur l’ensemble du territoire espagnol, c’est-à-dire au total plus qu’en France, au Royaume Uni et en Allemagne réunis. Il en résulte un surplus de logements par rapport au nombre de ménages à loger, qui se répartit entre des logements vacants et des résidences secondaires. L’offre excessive de logements cohabite avec la demande insatisfaite et une véritable crise d’accès au logement des jeunes et des ménages défavorisés sévit.

Enfin il s’agit d’un marché dont les effets sont néfastes pour l’environnement. La promotion immobilière non planifiée implique le développement de l’étalement urbain, la destruction d’espaces naturels et fait croître les besoins en déplacements, en infrastructures et en services publics.

A tout cela il faut ajouter la question de la précarité des conditions de travail des salariés du secteur de la construction, pour lesquels le nombre d’accidents du travail est en augmentation.

Le « logement protégé » : une offre de logement social au rabais

Le « logement protégé » (VPO (1)) est un type de logement partiellement subventionné par l’administration publique espagnole, les régions autonomes et les municipalités. En principe l’objectif de la VPO est de favoriser pour les ménages les plus en difficulté l’accession à la propriété ou la location d’un logement. Cependant, à l’origine, la VPO a été conçue principalement pour servir de moteur à la croissance du secteur de la construction. En réalité, le module VPO dont l’offre est adaptée aux personnes les plus défavorisées (régime spécial) est très minoritaire. En effet, le fait que cette catégorie de logement soit publiquement « protégée » ne signifie pas pour autant qu’elle soit sociale, sécurisante, stable et financièrement accessible.

Lorsqu’un logement est catalogué VPO, le constructeur/promoteur est soumis à certaines restrictions durant toute la période du conventionnement. De ce fait, théoriquement, le constructeur s’engage à ne pas vendre le logement VPO au-dessus du prix plafond fixé par l’administration (généralement en dessous des prix du marché). En échange de quoi, il bénéficie d’un prêt aidé (jusqu’à 80 %) à taux d’intérêts très bas. De plus, l’administration peut lui imposer la construction d’un pourcentage minimum de VPO pour lui permettre de bâtir du logement privé. La majorité des constructions VPO dépend surtout de constructeurs privés et correspond en général à des logements en accession à la propriété.

Beaucoup plus rarement, le promoteur de ces logements est l’administration elle-même (VPO de promotion publique). Les logements protégés locatifs représentent à peine 1,5 % du parc résidentiel. A Madrid, il existe principalement deux organismes publics : l’Institut du logement de Madrid (IVIMA) financé par le gouvernement autonome et l’Entreprise municipale du logement (EMV) financée par l’Etat central. L’IVIMA, avec un patrimoine de 23 000 logements locatifs publics répartis sur tout le territoire madrilène, est le premier promoteur public de logements d’Espagne !

Le caractère social de ces logements est à caractère provisoire et réversible. Dans la plupart des Communautés autonomes, la durée du régime social est de 30 ans. Á Madrid, la majorité de la promotion sociale est de type location-accession, sur une période de 7 ans, après laquelle le logement est privatisé. Ce système ne permet donc pas la constitution d’un parc locatif social pérenne capable de répondre aux besoins de logements.

Enfin, cette offre sociale est basée sur une offre de logements neufs, édifiés dans la grande couronne métropolitaine sous forme de grands ensembles urbains qui consomment beaucoup d’espace. La réhabilitation et le conventionnement sont des pratiques quasiment inexistantes.

En définitive, il est évident que ce type de logements est très insuffisant. Il ne représente que 8 % de la construction de logements sur l’ensemble du territoire national. Par ailleurs, le système d’attribution s’effectue par tirage au sort à cause du déséquilibre énorme entre l’offre et la demande, qui atteint 100 logements attribués pour 20 000 demandes dans les grandes villes. Les besoins ne sont évidemment pas satisfaits.

Du logement « protégé » qui protège… les intérêts immobiliers

A Madrid, le prix des VPO a fortement augmenté pour « répondre » à la crise du secteur de l’immobilier. Pour compenser la forte baisse des transactions vis-à-vis des promoteurs, le gouvernement autonome a décidé d’augmenter les prix VPO aux dépens des ménages. D’ailleurs, il suffit de comparer les prix de vente et les coûts de construction pour constater que ces augmentations sont démesurées, en particulier dans une conjoncture de marché dans laquelle le prix du logement privé est en baisse. Le prix des nouveaux logements protégés promus par le gouvernement régional, la Vivienda de Precio Limitado (VPPL, habitat à prix limité (2)), est de 2 425€/m2. L’augmentation moyenne est allée de 24 % à 31 % dans certains cas.

D’après la Direction générale de l’architecture et du logement de Madrid, le coût de construction d’un de ces logements est de 360€/m2, auxquels il faut ajouter le coût du foncier, estimé à 60€/m2. De fait, un important promoteur immobilier déclare : « les augmentations sur le prix du module nous permettent de gagner plus d’argent avec le logement social qu’avec le privé ». À Madrid et dans les communes limitrophes, ces logements à prix limité peuvent même atteindre 240 000€ pour 80 m2, pour un coût de construction ne dépassant pas 40 000€. Plus absurde encore, le salaire de la majorité des bénéficiaires de ces logements oscille entre 800 et 1 200 euros par mois, c’est-à-dire que le remboursement du prêt d’accession représente plus de 100 % de ce salaire (3).

Le phénomène de spéculation immobilière

Le manque de contrôle et de régulation du marché et l’absence d’un bon exercice des droits patrimoniaux débouchent sur une série de phénomènes préjudiciables pour les ménages espagnols. La spéculation immobilière fait partie de ceux-là. Avec la crise et l’instabilité boursières, les gros investisseurs et les petits porteurs se sont tournés vers le marché des biens immobiliers. L’arrivée massive de ces capitaux dans le secteur du logement a fait augmenter la demande et surtout les prix.

La spéculation consiste en un ensemble de pratiques orientées vers l’augmentation de la valeur financière d’un bien immobilier. Cela peut se traduire par des achats successifs de patrimoine qui, sans y apporter aucune amélioration, font augmenter son prix après chaque vente ; par des réhabilitations qui font augmenter la valeur du patrimoine très au delà du bénéfice apporté par les travaux ; par des achats en vue d’une future revalorisation du foncier ; ou encore par l’abandon du patrimoine (avec ou sans locataires présents) dans l’attente d’une meilleure conjoncture du marché.

L’un des indicateurs les plus visibles de cette utilisation spéculative et antisociale du parc de logement, comme bien d’investissement, est la forte proportion de logements vacants, dont l’immense majorité n’a jamais intégré le marché de la location. Le ratio espagnol est de 160 résidences secondaires ou vacantes pour 1 000 habitants (deux fois plus élevé que la moyenne européenne). En 2006 on estimait la proportion de logements non destinés à la résidence principale à plus de 35 % du total des logements en Espagne. À Madrid ce chiffre dépasse les 600 000 logements.

Un urbanisme spéculatif à Madrid

Depuis la fin des années 1990 se développe un nouveau modèle urbain qui s’inspire des quartiers en îlots ouverts qui ont proliféré au cours des années 60-70. Il est marqué par une importante baisse de la densité moyenne de construction dans les nouvelles opérations urbanistiques (la densité moyenne des PAU actuels est autour de 30-35 logements/Ha). Pourtant en parallèle, la croissance urbaine augmente considérablement la consommation de foncier : le tissu urbain ne se développe pas en continuité de la ville dense consolidée, mais sous forme de petites îles entourées d’infrastructures routières. De cette manière, la région de Madrid a augmenté ses territoires urbanisés de 49,2 % (4) au cours de la dernière décennie.

Bien souvent, on se trouve face à une croissance urbaine qui se développe selon une logique s’appuyant sur un modèle à trois piliers : lotissements peu denses, autoroutes et centres commerciaux. Elle ne se justifie par aucune demande sociale et ne répond en aucune façon à un objectif d’articulation planifiée du territoire. Basée sur une idéologie néolibérale globale, cette expansion est orchestrée par un petit secteur de propriétaires et de promoteurs immobiliers bénéficiant de l’appui de gestionnaires municipaux. On constate souvent une connivence entre le secteur immobilier et la classe politique, qui ne semble ni vouloir ni pouvoir contenir cette urbanisation galopante. Cette situation crée de graves problèmes environnementaux, sociaux et institutionnels au sein des villes et communes rurales de la région.

En 2004 la construction de 600 000 logements a été autorisée dans la Région, la majorité dans la couronne entre les ceintures autoroutières M-40 et M-50 (5) et les grandes localités métropolitaines. Ces grandes infrastructures ont été édifiées principalement pour stimuler les grandes opérations urbanistiques sur un foncier que les promoteurs s’étaient préalablement accaparé aux dépens de l’intérêt général.

Les PAU, paradigmes d’une croissance urbaine spéculative

Les PAU (Plans d’intervention urbanistique) sont le legs direct de la loi de 1998 sur le statut et la valeur du foncier. Cette loi légitimait presque n’importe quelle transformation urbanistique du territoire. Mieux connue comme la loi du « tout urbanisable » (6), elle a alimenté une situation de chaos urbanistique qu’on tente de corriger aujourd’hui avec la nouvelle loi du sol (juillet 2006).

Cette dernière n’aborde pas les problèmes de fond et ne propose aucun modèle qui permettrait d’entrevoir l’application d’un véritable droit au logement opposable, tel qu’il figure dans l’article 47 de la constitution.

De plus, les compétences liées à l’accès au logement et à l’urbanisme ont été transférées aux Communautés autonomes. Or, la loi du sol ne met en place aucun mécanisme cadre capable de garantir au niveau régional l’application du modèle qu’elle véhicule, et ce pour ne prendre aucun risque d’inconstitutionnalité. L’intervention de l’Etat sur ces questions est rapidement taxée d’autoritarisme centralisateur aux relents franquistes… Mais n’est-ce pas plutôt que la figure de l’Etat régulateur n’est pas compatible avec le modèle néo-libéral de Madrid ?

Les PAU sont des quartiers dortoirs de trame urbaine lâche et de densité très faible, sans véritable espace public déterminé, sans cohésion sociale ni environnementale. Il s’agit d’un modèle de croissance urbaine sous forme de poches isolées tout autour de Madrid, non durable, désintégrateur et peu urbain malgré une échelle de ville à part entière.

Ce modèle est développé en priorité par le secteur privé. L’investissement public complète la planification des sociétés immobilières. L’effort et le bénéfice des opérations sont privés, mais les coûts d’aménagement et d’équipement sont intégralement publics. Néanmoins, la part de logements sociaux y est très faible, alors que, selon la législation régionale, toute promotion immobilière doit intégrer 40 à 50 % de logements de type social.

Actuellement bon nombre de ces quartiers, dont la planification a débuté en 1997, sont encore des villes-chantiers, sans services publics (transports en commun, centres de santé, administration de proximité, poste, garderie…), ni commerce de proximité (seuls de grands complexes commerciaux franchisés (7) s’y sont installés). La crise de la construction freine l’achèvement des travaux et toute l’activité immobilière. Des milliers de logements construits alors qu’ils ne correspondent à aucun besoin restent vacants.

En attendant la crise du logement, c’est-à-dire l’absence de logements accessibles disponibles pour les ménages les plus fragiles, est une réalité tangible. Le contexte ne se prête désormais plus à l’investissement mais plutôt à l’attente que les prix baissent enfin…

Pour en savoir plus

Madrid ¿la suma de todos? Globalización, territorio, desigualdad. Observatorio Metropolitano : http://sindominio.net/… (705 p., pdf)

R. Rodríguez, Infrautilización del parque de viviendas en España: aparición de viviendas vacías y secundarias, Boletín CF+S, núm. 29-30, 2004. habitat.aq.upm.es/…

Institut national de statistiques : www.ine.es

Institut de Statistiques de Madrid : www.munimadrid.es

Ecologistas en acción : www.ecologistasenaccion.org

Asociación Interprofesional de Ordenación del Territorio FUNDICOT, Bases del Plan Regional de Estrategia Territorial de la Comunidad de Madrid : Análisis y valoración, 2007. www.fundicot.org.

1 Vivienda de Protección Oficial : Logement de Protection Publique.
2 Typologie de logement très social, en accession à la propriété pour des ménages économiquement défavorisés.
3 Selon des données officielles de l’Institut national des statistiques et du ministère du logement, en 2000, le prix moyen du logement représentait 5,9 fois le salaire annuel moyen dans la Communauté autonome de Madrid. En 2006, ce chiffre était passé à 11,9 fois.
4 www.ecologistasenaccion.org
5 Deuxième et troisième périphérique de 40 et 50 km autour de Madrid capitale.
6 Cette loi a supposé un important changement de conception de l’urbanisme : tout ce qui n’est pas sujet à un régime spécial de protection devient urbanisable.
7 Madrid est la communauté qui compte le plus grand nombre de centres commerciaux d’Espagne : pour 1000 habitants, on compte 441 m2 de centre commercial (263 m2 de moyenne nationale).

Mots-clés

urbanisme, propriété du logement, logement social, privatisation


, Espagne, Madrid

dossier

Europe : pas sans toit ! Le logement en question

Notes

Thomas Ubrich est sociologue et urbaniste. Il a été volontaire à Madrid auprès de l’Ecole d’Architecture d’Alcala de Henares en partenariat avec Architecture et Développement et Echanges et Partenariats. Il travaille actuellement à Madrid et milite au Laboratoire Urbain et à l’Observatoire Métropolitain. Contact : thomais (at) hotmail.com

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