Les questions de politique foncière et de réforme agraire font leur réapparition dans les agendas internationaux des années 2000
12 / 2006
Il y a encore quelques années, il était courant d’entendre que la question de la réforme agraire et des politiques foncières n’intéressait plus que quelques intellectuels nostalgiques et mouvements paysans « radicaux » dont l’idéologie n’aurait pas su évoluer. Aujourd’hui, la question revient avec force sur le devant de la scène internationale, comme en attestent l’organisation du Forum Mondial sur la Réforme Agraire en 2004 à Valencia, reconnu comme un des forums thématiques du Forum Social Mondial, et la tenue de la Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural réalisée en mars 2006 par la FAO à Porto Alegre (Brésil), 27 ans après la dernière du genre. Les mouvements paysans qui continuaient à lutter pour l’accès à la terre voient leurs options revalorisées et deviennent des partenaires incontournables de toute réflexion et proposition sur le sujet.
Des millions de producteurs perdent l’accès à la terre
La croissance de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire inquiète les organisations internationales et les Etats mais le lien est rarement fait avec la situation que vivent les paysanneries du monde. Pourtant, au début du XXIème siècle, environ la moitié de l’humanité est encore rurale. Environ deux milliards de personnes souffrent de carences alimentaires et la malnutrition touche 800 millions d’individus. Or, les pauvres sont essentiellement des petits paysans, ou bien des fils de paysans ruinés ou obligés à migrer vers les villes au cours des dernières décennies. L’immense majorité de ces travailleurs agricoles travaillent toujours avec des outils manuels ou en utilisant la traction animale.
Ces paysans pauvres numériquement majoritaires sont très rarement pris en compte par les politiques et se retrouvent victimes d’un véritable cercle vicieux lié à la baisse des prix mondiaux des matières premières agricoles. Du fait des différences croissantes de productivité entre des agricultures aux niveaux d’équipements très différents, les prix agricoles diminuent depuis des décennies, entraînant la chute de la rémunération du travail dans le secteur (1). Il y a quelques années, les grandes exploitations aux techniques souvent archaïques et aux rapports sociaux quasi féodaux (latifundia) étaient principalement à l’origine de la marginalisation des petits paysans. Aujourd’hui, ce sont surtout des producteurs capitalistes modernisés souvent liés aux entreprises transnationales qui, dans certains pays du Sud et de l’ancien bloc socialiste, sont en train d’accaparer d’immenses superficies de terre. Ils produisent à des coûts très bas qui déterminent le niveau des prix mondiaux. Le phénomène de dumping est complété ou accentué par les subventions des pays développés à leurs agricultures, lesquelles ne peuvent d’ailleurs plus survivre que grâce à ce mécanisme de concurrence déloyale.
Ce phénomène est d’une ampleur inédite dans l’histoire de l’humanité. Il affecte toutes les régions du globe et c’est par millions que les producteurs sont marginalisés, perdent l’accès à la terre et aux ressources naturelles. Il ne s’agit pas seulement des paysans, mais aussi des pêcheurs artisanaux, des éleveurs nomades ou des populations vivant des ressources des forêts. La ruine des structures de production traditionnelle, suivie de migrations vers les villes ou de transferts vers des camps de réfugiés en cas de conflits, se traduit par la perte des droits des petits paysans sur la terre et les ressources. En même temps, les sociétés locales perdent le contrôle de leurs territoires, et il s’ensuit des phénomènes de déstructuration sociale et un appauvrissement culturel, avec une perte de quantité de savoirs séculaires. Différents mécanismes sont en jeu, parmi lesquels la violence mais aussi le changement de statut de la terre, la transformation des droits sur le foncier et sur les ressources naturelles. La privatisation des droits sur la terre ou des droits de pêche et leur mise sur le marché s’inscrivent dans ce contexte général, avec des conséquences dramatiques et souvent irréversibles.
Un danger majeur pour l’humanité
Cette situation se traduit par une multiplication des conflits, directement ou indirectement liés à la question foncière. Les luttes pour l’accès à la terre et les violences exercées contre les paysans pauvres se retrouvent dans tous les pays où la structure agraire est très concentrée, comme au Brésil, au Guatemala, en Indonésie ou en Afrique Australe. Mais ces conflits prennent aussi d’autres formes, comme en Côte d’Ivoire, au Mali, en Zambie, s’agissant de reconnaître des droits d’usage aux habitants (droits d’exploiter la terre, d’utiliser les ressources, sans en être propriétaires). Des conflits surgissent aussi concernant les droits de groupes sociaux sur des territoires (situation des pasteurs nomades, ou des communautés indigènes comme dans les Andes). Ils peuvent déboucher sur de véritables situations de crise et de conflits régionaux.
La disparition des petits producteurs ne serait pas catastrophique et ses effets sociaux pourraient être atténués par des politiques d’aide si elle n’était pas aussi rapide et si d’autres formes de production pouvaient assumer les différents rôles ou fonctions de l’agriculture. L’agriculture ne doit pas seulement parvenir à couvrir les besoins alimentaires et en matières premières biologiques de l’humanité (fonction économique et alimentaire), elle doit aussi préserver et renouveler les ressources naturelles et les écosystèmes (fonction écologique), assurer un moyen de vie digne aux populations rurales tant que d’autres secteurs ne peuvent les absorber (fonction sociale) et préserver les savoir-faire agricoles et d’entretien de l’espace naturel (fonction culturelle). Ces fonctions de l’agriculture, d’intérêt général et de préservation du bien commun à l’échelle de la planète, concernent l’ensemble de la société. Les agricultures familiales ont des capacités spécifiques pour assurer l’ensemble de ces fonctions, mieux et à moindre coût que les grandes exploitations. Il faudra pour couvrir les besoins alimentaires d’une population mondiale croissante cultiver plus d’espace et optimiser l’usage du sol. C’est parce que l’agriculture paysanne est plus efficiente économiquement que la grande entreprise agricole à salariés que l’expansion de cette dernière et la ruine des paysanneries représentent un danger majeur pour l’humanité (2).
Changer de regard
Ni les Etats, ni les organismes internationaux ne sont actuellement en mesure de mettre en place des politiques susceptibles d’enrayer les dynamiques de réduction massive de l’accès à la terre et aux ressources naturelles. Ils ne savent pas non plus comment impulser des processus efficaces de correction d’inégalités de plus en plus grandes. Les recettes avancées le plus souvent par les organisations internationales, fondées sur la généralisation de la propriété privée et sur les bienfaits du marché, non seulement ne résolvent pas les problèmes, mais les aggravent. Les organisations de producteurs et de ruraux, les organisations de la société civile ont depuis toujours joué un rôle essentiel dans la construction de nouveaux cadres juridiques et de nouvelles politiques. Toutefois, elles n’ont pas non plus aujourd’hui de véritables solutions à proposer. Pour trouver des réponses, il nous faut changer de regard. Les concepts que nous utilisons s’avèrent souvent inadaptés, incompréhensibles ou intraduisibles. Nous avons déjà beaucoup de mal à traduire le mot français propriété par ownership en anglais, et n’arrivons pas à traduire property rights de façon simple en français. Nous ne réussissons pas à transcrire ces concepts en langues « indigènes » et nous ne nous préoccupons presque jamais de traduire les concepts spécifiques des peuples indigènes en français, en anglais ou en espagnol. Cette réflexion est essentielle pour nous comprendre et construire des propositions communes. En ce qui concerne la question foncière proprement dite, deux concepts sont au centre des débats, celui de la propriété et celui du marché.
Renoncer au mythe de la propriété absolue
Si nous voulons réinventer de nouvelles formes de gouvernance des territoires, il nous faudra renoncer au mythe de la propriété absolue du sol. Il y a toujours de multiples ayants droits sur une terre, des « faisceaux de droits ». Il nous faut abandonner le concept français de propriété au singulier et revenir au pluriel des propriétés d’avant la Révolution (3) : les property rights. L’analyse des différentes politiques foncières mises en oeuvre de part le monde montre que, partout, la sécurisation des droits est conçue comme devant passer par l’immatriculation d’un propriétaire unique. Quand des mesures permettant une reconnaissance de droits multiples sont prévues au départ, il ne s’agit souvent que d’une étape considérée comme transitoire, avant d’arriver à la situation « parfaite » d’une propriété au nom d’une seule personne. Là où historiquement, des pratiques de coexistence de droits multiples ont été importantes, comme au Mexique ou en France, les évolutions récentes mettent plus l’accent sur la privatisation que sur la modernisation des formes de gouvernance collective locale. Dans toutes les régions « indigènes », la mise en place de systèmes d’immatriculation foncière revient à un vaste programme de clôture des espaces ouverts, et de privatisation des espaces communs, qui est en passe de créer ou de réactiver des conflits de plus en plus graves. Il accélère la marginalisation des paysans les plus pauvres, contraints à l’exode rural et/ou à l’émigration. La propriété devient un mythe assassin quand on l’utilise comme concept central et unique.
Ce processus est d’ailleurs tout à fait contraire aux tendances observées dans certains pays développés comme la France, où la sécurisation de l’accès à la terre pour les producteurs a été dissociée de la propriété du sol grâce aux lois sur le fermage. Les revendications des mouvements paysans et indigènes en terme de territoires et de dignité correspondent à une autre manière d’exprimer une idée semblable. Mais, la formulation reste le plus souvent politique, et ne prend pas la forme d’une remise en cause du concept même du droit de propriété. Le fameux slogan « la terre à celui qui la travaille » relève lui aussi de cette conception dominante de la propriété. Pour que les perspectives changent radicalement, il suffirait dans un premier temps d’inverser les termes, et de parler de « propriété de droits ».
Abandonner l’illusion tragique d’un marché parfait
L’autre grande question qui exige une révision en profondeur a trait au fonctionnement des systèmes de distribution des ressources. Le marché n’est pas le seul mécanisme de distribution du foncier. Le fonctionnement des familles et les héritages redistribuent en effet la terre d’une génération à l’autre. Il existe des mécanismes de redistribution non marchands qui ont permis pendant de très longues périodes le développement de sociétés viables. Nous devons aussi et surtout abandonner l’illusion tragique d’un marché parfait de la terre et des ressources naturelles. Karl Polanyi avait déjà il y a plus de 60 ans très clairement montré que la terre ne pouvait pas être une marchandise comme les autres, et que le marché ne pourrait en aucun cas redistribuer les droits sur la terre de façon optimale. La pensée unique qui consiste à prôner un fonctionnement parfait des marchés fonciers crée partout dans le monde des situations de plus en plus conflictuelles. Les débats sur les « réformes agraires assistées par le marché », sur la possibilité de développer des marchés qui soient « amicaux » avec les pauvres, montrent à quelles impasses mène le refus entêté de reconsidérer des axiomes de départ erronés. Si l’on acceptait le fait que le marché parfait de la terre est une illusion, alors il ne s’agirait plus de trancher entre « marché » ou « absence de marché » mais de répondre aux questions : « des marchés pour quels droits ? » et « avec quels types de régulation ? ».
Penser autrement est devenu une nécessité. Mais cette reconstruction conceptuelle doit s’appuyer sur les pratiques diverses actuelles ou passées des différents peuples du monde. La construction de réponses aux défis actuels ne pourra se faire que de façon plurielle, dans des dynamiques d’alliances de plus en plus larges, dépassant nécessairement le milieu rural. Les conflits ne constituent pas toujours des éléments négatifs. Leur résolution fait progresser les sociétés qui les vivent. C’est l’impossibilité de les traiter et de les faire évoluer qui débouche sur des drames. Devant la gravité de la crise générale et face au risque de conflits planétaires beaucoup plus difficiles à résoudre, les conflits fonciers locaux représentent souvent des leviers qui peuvent faire avancer les législations et les politiques. C’est bien là que se situe l’enjeu de la remise en cause conceptuelle nécessaire. Elle doit permettre que se fassent les adaptations et l’expérimentation sociale sans laquelle la destruction de l’immense majorité des sociétés paysannes, des ressources naturelles, l’augmentation de la pauvreté et de la faim pourraient être rapidement irréversibles et fatales à la survie de l’humanité.
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Accès à la terre : voyage au centre des impasses de la mondialisation
Michel Merlet est le directeur d’AGTER, association pour l’amélioration de la gouvernance de la terre, de l’eau et des ressources naturelles (www.agter.asso.fr).
CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA. Accorder l’accès à la terre. Septembre 2007. 126 p.
Ce texte est extrait du CD-Rom qui accompagne cet ouvrage.
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