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Renouvelables et libéralisation des marchés énergétiques : quelles régulations ?

04 / 2007

Débat entre Claude Turmes (député européen), Henri Baguenier (Professeur Université Paris X), Bernard Chabot (Expert Senior, Ademe), Bernard Devin

Animation : Hélène Gassin, consultante indépendante

Hélène Gassin : La question particulière des énergies renouvelables électriques est-elle prise en compte dans les règles de la libéralisation ? Sous quelle forme ? L’ouverture totale du marché européen au 1er juillet 2007 aura-t-elle un impact sur leur cadre de développement ? Les mécanismes de type achat garanti ou priorité d’accès au réseau sont-ils réellement en danger ?

Claude Turmes : Il est difficile de répondre à ces questions, tout n’est pas noir et blanc. Cela va dépendre des détails de la régulation. Au niveau européen, il y a une directive spécifique sur l’électricité renouvelable qui a une valeur en elle-même et une directive sur la libéralisation, avec bien sûr des ponts, en pratique, entre les deux. Tant que la directive sur l’électricité renouvelable existe, il n’y a pas de problème car elle fixe des objectifs à 2010 pour les États-membres (EM), établit que les énergies renouvelables sont prioritaires dans l’accès au réseau, et laisse chaque EM établir son système d’appui aux énergies renouvelables. Par ailleurs, avec l’ouverture totale du marché, on peut considérer que l’on pourra faire encore mieux. Par exemple en France, l’objectif de 21 % d’électricité renouvelable signifie que chaque consommateur achète d’office ce bouquet-là, mais avec l’ouverture, les consommateurs et les entreprises les plus volontaires pourront choisir un fournisseur 100 % renouvelable. On pourrait imaginer, par exemple, que les consommateurs qui choisissent de l’électricité 100 % renouvelable bénéficient d’un taux de TVA réduit, le Gouvernement appuierait ainsi ceux qui se sentent encore plus responsables que le citoyen moyen.

Bernard Chabot : Il faut peut-être rappeler qu’effectivement dans le cas de la France mais aussi en Allemagne et dans d’autres pays, les régulations en faveur de l’électricité renouvelable ont été faites en tenant compte du cadre de la libéralisation et qu’il a été démontré que c’est tout à fait compatible. C’est un système avec obligation d’achat et des tarifs que l’on peut appeler « efficaces et équitables » pour les énergies renouvelables : efficaces, car ils permettent leur développement en masse et équitables, car ils prennent en compte leurs avantages pour l’environnement. Ce système est appliqué en toute transparence sans atteinte au principe de compétition loyale entre les opérateurs, avec, en particulier, le fait que le surcoût est reporté de façon égale sur tous les consommateurs d’électricité. Dans le cas de la France, les industriels gros consommateurs d’électricité ont toutefois récemment obtenu un plafonnement de leur contribution. C’est très intéressant de voir que des systèmes de soutien aux énergies renouvelables, parce qu’elles le méritent du point de vue du développement durable, sont tout à fait compatibles avec la libéralisation. En dehors de l’Europe, d’autres pays ont déjà fait ce choix-là, c’est notamment le cas de l’Ontario (province du Canada) qui, pour des raisons environnementales, veut sortir le plus rapidement possible des centrales à charbon et a adopté ce système d’obligation d’achat et tarifs garantis depuis le 22 novembre 2006 alors que cet État a été l’un des premiers à choisir la voie de la libéralisation dès les années 90 et fait partie du marché nord-américain.

Henri Baguenier : Je suis d’accord avec tout ce qui a été dit. Il n’y a pas à mon sens de contradiction entre les objectifs visant à garantir une part d’énergies renouvelables et l’ouverture des marchés. Simplement, une chose reste encore à éclaircir : quelles seront les pénalités pour les pays n’ayant pas atteint leurs objectifs en 2010 (1) ? La directive est assez muette sur ce sujet. C’est une première incertitude. La deuxième chose que l’on n’a jamais regardée, je crois, c’est la différence entre les pays. Puisque le coût est réparti équitablement entre les consommateurs au sein de chaque pays, ceux des pays qui développent le plus les énergies renouvelables sont les plus pénalisés. C’est, je pense, un sujet sur lequel il faudra se pencher dans les prochaines années.

Claude Turmes : Il est vrai que la directive ne prévoit pas de pénalités, l’objectif est politique. Par ailleurs, je crois qu’il ne faut pas parler de surcoût. Qui parle de surcoût ? Les électriciens qui ne veulent pas des énergies renouvelables. Moi je crois que les tarifs garantis ou l’obligation d’achat sont une « compensation » parce que politiquement on n’a pas encore été en mesure d’internaliser complètement les risques du charbon pour le climat, du nucléaire pour toutes sortes de risques de sécurité et les déchets. On compense en fait les énergies renouvelables pour le bien qu’elles apportent à la société. Je crois que c’est important pédagogiquement de placer le débat en ces termes. Les autres énergies font du dumping environnemental.

Henri Baguenier : Tout à fait d’accord !

HG : Vous avez dit, Claude Turmes, qu’il n’y a pas de problème tant qu’il existe la directive de 2001 mais son échéance est 2010, donc demain. Qu’est-ce qui se profile et y a-t-il un risque que la situation post-2010 soit beaucoup plus difficile pour les énergies renouvelables ?

Claude Turmes : Cette question est en plein dans le débat actuel au niveau européen. Il va y avoir une vraie bataille autour du post-2010. Nous disons que la directive est bonne, produit des résultats. De leur côté, les oligopoles de l’électricité (EDF, Eon, RWE) veulent son abrogation. Car aujourd’hui, cette directive est un des meilleurs moyens pour permettre à de nouveaux entrants d’accéder aux marchés qu’ils dominent. Les deux années qui viennent seront cruciales à Bruxelles, les électriciens traditionnels vont essayer de tuer la directive existante. S’ils y parviennent, bien sûr on retomberait dans un certain vide à combler au niveau national avec, notamment en France, une certaine pression pour faire encore moins pour les énergies renouvelables électriques qu’aujourd’hui.

Bernard Chabot : Il faut se replacer dans le contexte général international et de l’après-Kyoto. On sait qu’il sera de plus en plus nécessaire de réduire les émissions de gaz à effet de serre et les énergies renouvelables, couplées avec la sobriété et l’efficacité énergétique. Il paraît clair que nous aurons besoin d’une régulation des marchés de l’énergie bien après Kyoto et même de plus en plus. Les politiques de lutte contre les changements climatiques imposeront, même dans des marchés libéralisés, des régulations en faveur de ces solutions. Ces régulations devront même à mon avis être basées sur le principe de la carotte : si vous investissez en faveur de ces solutions, on vous assure une rentabilité de père de famille. Mais il faudra aussi mettre en place un système de « bâton » sur les investissements aggravant le changement climatique comme les taxes CO2 ou autres régulations.

Claude Turmes : J’ai une remarque par rapport à ça. Kyoto n’est pas le seul problème de l’environnement. Les marchés futurs devront internaliser les coûts externes : il y a le risque climatique mais aussi le risque nucléaire. Je suis d’accord sur un régime fort sur le CO2. Les énergies renouvelables ont, bien sûr, l’avantage CO2 du nucléaire mais en plus elles ne produisent pas de déchets à gérer sur des millions d’années, ne présentent pas de risque pendant leur utilisation ni en termes de sécurité ni de prolifération comme on le voit en ce moment avec la Corée du Nord et l’Iran. Si on veut qu’un marché soit gouverné par des signaux prix, il faut aussi internaliser les coûts externes du nucléaire.

Henri Baguenier : Tout à fait d’accord. Il y a peut-être dans certains milieux une erreur à vouloir exclusivement concentrer le débat sur le CO2 et à oublier le reste, dont le nucléaire. Mais je veux aussi relativiser ce qui a été dit sur les compagnies électriques. Il est vrai que certaines continuent à vouloir revenir sur la directive mais d’autres commencent à jouer le jeu. Notamment, je pense à certaines compagnies espagnoles comme Iberdrola et Endesa ou à la compagnie portugaise. Si l’on regarde leurs plans de développement, elles ont internalisé les énergies renouvelables et mettent une partie très significative – 30 à 40 % – de leurs investissements sur ces filières. Il ne faut donc pas mettre tous les électriciens européens dans le même panier ; certains considèrent ces politiques en faveur des renouvelables comme acquises.

Claude Turmes : Oui c’est exact que certaines l’ont intégré ; mais quelle est la différence entre Iberdrola, compagnie espagnole et EDF ou Eon, par exemple ? Iberdrola est sur un marché où il y a de la place pour développer de nouvelles capacités de production puisque l’Espagne a connu une forte hausse de sa consommation contrairement à la France ou l’Allemagne où la demande est plus ou moins stable. En construisant des renouvelables, EDF ou Eon mettraient leur propre parc de production en concurrence. On doit bien sûr stratégiquement diviser les électriciens, mais il ne faut pas se leurrer, les trois plus gros électriciens, aussi les plus influents politiquement (Eon, EDF, RWE), sont eux sur des marchés saturés.

Henri Baguenier : C’est juste.

Bernard Devin : Je crois que cette notion d’espace pour les investissements n’est pas plus faible pour les grandes compagnies. En effet, du fait de la vétusté de leur parc, elles doivent remplacer en moyenne 3 % de leurs capacités chaque année. C’est du même ordre de grandeur que les augmentations de capacité pour les autres.

Claude Turmes : C’est vrai en théorie mais en pratique, si l’Europe garde un système équitable pour les énergies renouvelables, elles vont se développer. Or, le charbon et le nucléaire nécessitent des investissements si lourds et si risqués que seules les grandes compagnies peuvent se les permettre. Elles n’ont aucun intérêt à voir encourager le développement des capacités décentralisées parce que, s’il y a un potentiel de, par exemple, 4 000 MW à remplacer en Allemagne, ce n’est pas elles qui vont le rafler mais peut-être avoir une petite partie. C’est tout le dilemme stratégique actuel de ces grandes entreprises et donc de l’Europe, vu leur poids politique.

HG : Quel impact pourrait avoir le développement des marchés spot sur la valorisation du productible renouvelable ? En d’autres termes, les producteurs arriveront-ils à écouler leur électricité ?

Bernard Chabot : On peut déjà apporter quelques éléments de réponse : deux idées ont été étudiées pour faciliter l’introduction des productions renouvelables sur ces marchés spot. Tout d’abord fixer, comme cela est déjà le cas en Grande-Bretagne, les règles d’entrée sur le marché avec un terme de 2 heures à l’avance, pas spécifiquement pour les renouvelables. La prévision de production est extrêmement précise à 2 h, et il n’y a pas de raisons techniques pour fixer un délai de 24 h de prévision à l’avance. La deuxième idée est celle des producteurs espagnols de ne pas se présenter individuellement sur le marché mais sous forme d’une mutualisation de leurs productions leur permettant d’aller la proposer avec une très bonne précision. Cependant, personnellement, je crois que dans le cadre à grande échelle de l’électricité renouvelable, l’idéal n’est pas d’aller sur le marché spot mais de profiter de ses énergies mises gracieusement à notre disposition par Madame nature en leur donnant la priorité d’accès au réseau avec des règles aussi simples que celles de la directive européenne déjà citée.

Bernard Devin : Merci Bernard Chabot de ces précisions. Je suis tout à fait d’accord sur la notion de l’idéal, mais je crains que l’on nous impose ces marchés spot. Alors comment lutter contre ?

Claude Turmes : Si l’on regarde le marché espagnol et la façon dont les renouvelables sont régies, les producteurs espagnols ont le choix du système de prix garanti ou bien d’aller sur le marché spot avec un bonus. De nouveau, la question n’est pas en noir ou blanc.

Si dans un pays les intérêts des opérateurs dominants ne sont pas le développement des énergies renouvelables, ils vont essayer de mettre en place un système dans lequel le marché spot n’est pas en leur faveur alors que l’on peut faire la même chose avec des règles favorables. C’est cela qui complique le débat car en fait, dans tout système qui se met en place, c’est la régulation fine qui va déterminer en fin de compte si ça fonctionne pour l’un ou pour l’autre.

Bernard Chabot : Je souligne le fait que les petits producteurs indépendants espagnols ont largement insisté sur la possibilité d’aller sur le marché spot collectivement, ce qui améliore bien sûr très fortement le système à travers le foisonnement et la précision de la prévision.

Claude Turmes : Ce dernier point est très important et va permettre d’éviter que le marché de la compensation, ou « balancing market », qui est encore souvent dominé par les opérateurs historiques ne joue en leur défaveur. Il est très important que les producteurs d’électricité renouvelable se regroupent pour agir en force et avoir des possibilités de compenser entre eux.

HG : Que représente le marché spot en termes de volumes d’électricité aujourd’hui ?

Henri Baguenier : C’est une question difficile car les situations sont très variables. Pour les pays de la péninsule ibérique par exemple, dans la réalité, et j’insiste car il y a parfois des différences entre ce que l’on dit et la réalité, ce marché spot n’est pas encore très significatif.

Claude Turmes : J’ai aussi l’impression que les marchés spots ont peu de volume. Euronext et la Bourse de Leipzig ne représentent qu’entre 3 et 8 % du marché total. Mais ces marchés ont un impact assez grand sur les contrats bilatéraux puisque les prix servent de référence. C’est là toute la difficulté, l’effet économique est important même s’il s’agit de volumes réduits.

Bernard Chabot : Pour confirmer ce qui vient d’être dit, et illustrer l’importance qualitative de ces marchés, en France, il a été décidé en 2001 que la compensation des charges de services publics serait calculée en reprenant la définition du coût évité comme celui du marché spot (2). À l’époque on pensait que cela serait négatif pour les énergies renouvelables puisqu’il se situait aux alentours de 15 €/MWh mais il est aujourd’hui monté à 50, ce qui a eu pour conséquence de diminuer ce surcoût comptable.

Claude Turmes : Dernier détail très intéressant : quand il y a beaucoup de vent en Allemagne, les prix spots à la Bourse d’électricité de Leipzig descendent ; ceci est logique car l’énergie éolienne qui n’a pas besoin de gaz ou de charbon pour tourner a un coût marginal proche de 0. Quand il y a beaucoup de vent, la Bourse n’a donc pas besoin des centrales de charbon ou de gaz les plus coûteuses, ce qui explique la baisse du prix et les pousse en dehors du marché. Une étude (3) a démontré que ce phénomène entraînait une baisse des prix de l’électricité et donc un gain 3 à 5 fois supérieur au coût du système de prix garantis dont bénéficient les énergies renouvelables en Allemagne.

HG : La prévision météorologique actuelle est-elle suffisamment bonne pour permettre aux «producteurs» de souscrire des engagements fermes sur un marché ? Quel délai de préavis ? Quelles perspectives ?

Bernard Chabot : Les voies d’amélioration de la prédiction de la production renouvelable, c’est principalement la prédiction de la production éolienne. On dispose déjà d’outils, y compris commerciaux, en Europe et en Amérique du Nord qui permettent aux producteurs d’annoncer avec une précision importante la production à 24 h. Bien sûr, dans ces modèles-là, la prévision à 12 h ou à quelques heures est encore meilleure. Il y a d’autres voies, notamment les grands programmes de recherche européens comme Anemos qui fédèrent des équipes de plusieurs pays et dont les résultats sont progressivement intégrés dans les modèles disponibles sur le marché. Certains gestionnaires de réseaux dans les régions très équipées en éolien ont déjà, à côté de leurs salles de dispatching, des salles spécialisées où s’affichent en temps réel la production éolienne réelle et le profil prévu 24 h à l’avance. Sauf pour des conditions climatiques exceptionnelles, la prévision est généralement déjà excellente, et en tout cas largement suffisante pour un gestionnaire de réseau électrique. L’exemple remarquable a été l’épisode de la panne sur le réseau européen le 4 novembre 2006. On sait déjà qu’elle n’a pas été due à une production éolienne soit-disant trop importante à ce moment-là. La production éolienne représentait bien les 5 GW prévus sur les 18 GW éoliens installés à cette date.

Bernard Devin : Autrement dit, sur cet aspect de la science météorologique, on peut constater qu’elle est bien en phase avec les besoins ?

Bernard Chabot : Oui, et cela même si on arrêtait ces recherches, en jouant sur le foisonnement des sources renouvelables, notamment celles qui sont prévisibles comme la géothermie ou la biomasse, ou même mobilisables en instantané comme l’hydraulique qui permet de compenser non seulement les fluctuations classiques mais aussi les variations de l’éolien. En jouant sur le foisonnement entre filières et entre zones géographiques, on est en train de démontrer qu’un certain nombre des questions classiques ne se posent plus. Une étude est en cours pour tous les pays de l’Union Européenne. Par ailleurs, plus largement, lorsque l’on regarde le foisonnement sur la grande plateforme européenne, au sens large, de l’Islande jusqu’à l’Oural et jusqu’au Maroc, on a des résultats remarquables qui correspondent globalement à la grande sagesse de la nature qui compense le manque de vent à un endroit par son augmentation ailleurs sur cette zone.

Claude Turmes : Je crois que cela est très important, car un des arguments très populistes des grands oligopoles est que « c’est intermittent, fragilise les réseaux, que fait-on quand il n’y a pas de vent ou de soleil »… Il faut populariser beaucoup plus ce genre d’études et la deuxième question est celle de l’intégration des énergies renouvelables dans les réseaux. On a commis une très grosse erreur au niveau de la directive libéralisation quand on a oublié de confier aux autorités de régulation une mission précise sur cette question. On se trouve confrontés à des régulateurs qui ne font pas pression sur les opérateurs pour adapter leurs réseaux à cette ressource et qui n’ont comme seul devoir que de faire baisser au maximum les prix. Je crois qu’il faut changer les règles et donner comme mission aux régulateurs de veiller à l’intégration des énergies renouvelables et à la gestion de la demande par les opérateurs de réseaux comme RTE en France.

Henri Baguenier : Claude Turmes a raison, il faut insister sur cette question. Les nouveaux producteurs d’énergies renouvelables sont, dans certains pays, dans des situations très particulières. Leurs installations sont souvent sur des sites éloignés des réseaux ou près de réseaux aux capacités insuffisantes. Le coût du développement des capacités des réseaux est supporté par les producteurs d’électricité renouvelable, c’est un peu comme si pour une autoroute à deux voies, le passager supplémentaire obligeant à la passer à trois voies se voyait imputer le coût. Sur une autoroute, c’est l’ensemble des utilisateurs qui la payent. On vit en ce moment cette situation, notamment au Portugal et en Pologne, où pratiquement on limite le développement des énergies renouvelables par la contrainte réseau. Il n’y a aucune législation, les régulateurs n’interviennent pas et donc le développement des renouvelables est bloqué.

Claude Turmes : Je crois que c’est aussi pour ça que l’«unbundling (4)» est important, donc la séparation des intérêts entre celui qui opère le réseau et celui qui a un intérêt dans la production. Quel est en effet l’intérêt pour les opérateurs historiques de mettre en place un réseau permettant à leurs concurrents d’accéder plus facilement au marché ?

Henri Baguenier : Tout à fait d’accord.

Claude Turmes : Il faut aussi regarder – exercice intéressant – la discussion des années 60 jusqu’à 80 et se demander si les centrales nucléaires ou charbon ont contribué financièrement à la construction du réseau ? Bien sûr que non, à l’époque on mutualisait. D’ailleurs, le coût d’une centrale nucléaire doublerait facilement si l’on y ajoutait le coût du réseau qui est derrière. Sur une perspective de 30 ou 40 ans qui est celle des équipements électriques, c’est complètement hypocrite de la part des opérateurs qui ont mis en place le nucléaire et le charbon de dire maintenant aux énergies renouvelables « ah non, à partir de maintenant, c’est vous qui devez payer la connexion et l’adaptation du réseau ».

HG : Est-ce qu’il y a aujourd’hui des discussions au niveau européen sur ces questions ?

Claude Turmes : Je crois que nous devons utiliser la pression politique, notamment de la commissaire Kroes, qui a parfaitement compris qu’un marché libéralisé ne peut pas fonctionner si celui qui produit l’électricité est aussi le propriétaire du réseau. C’est comme si Mercedes qui construit des voitures serait aussi celui qui décide si des Citroen peuvent aller sur l’autoroute. Cette collusion d’intérêts entre certains producteurs et les gestionnaires de réseau doit s’arrêter. Il faut aussi que les régulateurs n’aient pas seulement comme mission de veiller à avoir un réseau le moins cher possible mais doivent avoir le mandat politique d’imposer aux gestionnaires de réseaux d’intégrer les énergies renouvelables et la gestion de la demande. Et puis, il y a quelque chose sur quoi les universitaires devraient nous aider, c’est créer des systèmes de régulation qui donneraient des incitations financières. Un système où un opérateur de réseau de distribution aurait un intérêt financier à intégrer un maximum d’énergies renouvelables.

Bernard Chabot : Les lecteurs de LEF ne sont pas tous dans l’Union Européenne mais aussi beaucoup dans les pays en développement et cette discussion illustre bien que ces pays ne doivent pas copier ce qui a été fait ici dans les années 60, c’est-à-dire définir un réseau qui va les contraindre pour 50 ou 60 ans avec le seul raisonnement qu’il n’y a que de grandes centrales de production. Il leur faut déjà intégrer la place des énergies décentralisées, renouvelables, bien sûr, mais aussi la cogénération, ce qui permet de faire des économies sur les réseaux de transport.

Bernard Devin : À l’échelle d’un continent comme l’Europe, ne faut-il pas que l’ensemble des producteurs d’énergies renouvelables puissent mutualiser leurs productions comme c’est le cas en Espagne ? Vu les distances, ne peuvent-ils pas être traités en concurrents et opposés les uns aux autres par les grands opérateurs de réseaux ?

ClaudeTurmes : Il faut avoir l’échelle temps en mémoire pour discuter. Pour moi, il n’y a pas un réseau européen aujourd’hui. Historiquement, le réseau interconnecté européen est un ensemble de réseaux nationaux qui ont prévu de se dépanner en cas de pépin à hauteur de 1500 ou 1800 MW. Techniquement, on ne peut pas transporter 8 ou 10 000 MW de la Norvège vers le sud de l’Italie. D’ailleurs, il faut savoir que les transports de grandes quantités d’électricité sur de longues distances dans un réseau asynchrone causent d’énormes problèmes techniques en cas de ruptures comme le black-out en Italie, il y a deux ans, l’a démontré.

La priorité sur les 10 ou 15 ans à venir est l’intégration des marchés de petits États membres dans des marchés régionaux. Sur ceux-là, bien sûr, il faut veiller à ce que les opérateurs d’énergies renouvelables travaillent ensemble. Mais il faut faire une deuxième chose, la politique doit jouer son rôle pour créer les conditions d’un marché «fair-play». Les grands opérateurs essaient de nous expliquer que toutes les formes de production d’électricité se valent tant qu’elles sont «zéro» ou «low» carbone. L’internalisation des coûts du CO2 est une chose que le marché doit faire, mais il y a d’autres risques de société qui doivent être pris en compte : sur le nucléaire, les risques, les accidents, sur le charbon, les dégâts des mines à ciel ouvert… Aux politiques de construire un système qui favorise les énergies renouvelables qui ne présentent aucun de ces risques. C’est important pour permettre de valoriser équitablement les énergies renouvelables.

HG : Revenons sur la question du foisonnement et notamment de l’échelle à laquelle on le regarde. N’y a-t-il pas une forme de contradiction entre des énergies renouvelables, décentralisées, régionales, proches de la consommation et la réflexion sur leur foisonnement à l’échelle de territoires énormes, avec des réseaux transcontinentaux. Ne prend-on pas le risque d’encourager des réseaux à longue distance alors que les énergies renouvelables sont locales. N’est-ce pas à l’échelle régionale que tout ça doit être pensé ?

Bernard Chabot : On peut déjà faire à l’échelle d’un pays des pénétrations beaucoup plus importantes d’énergies renouvelables. L’échelle continentale, c’est plutôt pour du très long terme. On sait déjà que 3 landers allemands ont atteint plus de 30 % de pénétration d’éolien et que le Danemark est à 20 %. Energinet au Danemark a par ailleurs fait l’exercice suivant : si on nous imposait un parc éolien au productible théorique équivalent à la consommation sur notre territoire, que se passerait-il (5) ? Pour simplifier, on considère que l’on n’exporte aucun électron éolien et que l’augmentation du prix de l’électricité du consommateur final ne peut excéder 10 %. Avec ces deux hypothèses, ils arrivent à la conclusion que ce parc dimensionné pour 100 % arriverait à un taux de pénétration effectif de 70 %. L’étape suivante sera de faire tomber la contrainte sur l’exportation. Mais on voit qu’il y a déjà de nombreuses solutions locales pour permettre des taux de pénétrations beaucoup plus élevés.

Claude Turmes : C’est effectivement un dilemme pour les Verts ou les promoteurs des énergies renouvelables. Les grands opérateurs commencent à dire aux écologistes d’arrêter de bloquer la construction de lignes THT, car elles seraient destinées au courant vert. C’est une question cruciale pour nos milieux de trouver une réponse juste, car on risque de vouloir nous diviser dans les années qui viennent. C’est très important de communiquer les résultats de ces études.

Henri Baguenier : Il y a une autre question problématique, c’est celle de la complémentarité entre l’hydraulique et l’éolien. Notamment, à certaines heures de la nuit où tout l’éolien marche, une complémentarité avec le pompage serait idéale. Mais c’est aujourd’hui un débat crucial, notamment en Galice, où il y a division entre promotion du pompage par les promoteurs des énergies renouvelables et opposition des écologistes pour des questions d’environnement.

HG : Des conclusions ?

Henri Baguenier : Il y a une conclusion qui s’impose, c’est qu’indépendamment de tout, la priorité absolue en Europe est le renouvellement ou la prolongation de la directive actuelle.

Claude Turmes : Nous sommes à un moment crucial. Les électriciens opposés aux énergies renouvelables l’ont compris. Dans les deux années à venir, il y aura une grosse bataille en Europe sur les choix énergétiques.

Bernard Chabot : Et que l’Europe continue de démontrer l’efficacité de ce système de tarif équitable et le fasse proliférer à l’extérieur.

1 Note : Il s’agit des objectifs adoptés en 2001 par l’Union Européenne (Directive 2001-77-CE) : 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation d’électricité avec déclinaison par État Membre.
2 Dans le système français, EDF achète l’électricité renouvelable au tarif d’achat fixé. L’opérateur se voit compenser le surcoût par un fonds de service public. La compensation se calcule en fonction de la différence entre le tarif d’achat et le coût du kWh dont la production lui a été évitée. Jusqu’en 2001, ce « coût évité » était le coût marginal du kWh d’EDF et, depuis, il s’agit de celui observé sur le marché.
3 The Effect of the German Renewable Energy Act (EEG) on « the Electricity Price ». Sven Bode, Helmuth Groscurth, Hamburg Institute of International Economics, décembre 2006.
4 «Unbundling» signifie séparation complète entre production et transport de l’électricité. Ces deux fonctions du système électrique devant être réalisées par des entreprises totalement séparées tant du point de vue comptable que capitalistique. Jusqu’à présent, seule la séparation comptable est exigée et le réseau peut être, comme en France, une filiale de l’opérateur dominant.
5 ENERGINET, « System and Market Changes in a Scenario of Increased Wind Power Production», résultats résumés dans Wind Power Monthly, février 2006, p. 62.

Mots-clés

production d’énergie, énergie renouvelable, politique de l’énergie, régulation des marchés


, , Union Européenne

dossier

Énergies renouvelables, développement et environnement : discours, réalités et perspectives (Les Cahiers de Global Chance n°23, avril 2007 en coédition avec Liaison Énergie-Francophonie)

Notes

Henri Baguenier occupe actuellement différentes fonctions : Directeur de CEEETA (6), Professeur à l’Université Paris X – Nanterre et à l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires (INSTN) du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). Il est également Président de la European Small Hydro Association (ESHA). Il est membre du Comité Consultatif de la Recherche dans le secteur de l’Énergie pour le Secrétariat d’État à la Recherche Scientifique portugais.

Bernard Chabot est Ingénieur et Économiste, Expert Senior à l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (France). Il a développé une méthode d’analyse économique innovante, la «Méthode du Taux d’Enrichissement en Capital» qui a été utilisée notamment pour la conception de systèmes de régulation des marchés en faveur des énergies renouvelables en France et en Ontario.

Bernard Devin a dirigé le Service de l’Action Internationale de l’AFME jusqu’en 1986. Il a été ensuite Chargé des relations avec le système des Nations Unies et avec la Commission du Développement Durable.

Claude Turmes est Député au groupe des Verts/ ALE au Parlement européen depuis 1999, dont il assure la vice-présidence depuis 2002 ainsi que la coordination de la politique énergétique. Dans le cadre de ses activités, il a été rapporteur sur la 2e directive sur la libéralisation du marché de l’énergie.

6 CEEETA : Centro de Estudos em Economia da Energia dos Transportes e do Ambiente, www.ceeeta.pt

Global Chance - 17 ter rue du Val, 92190 Meudon, FRANCE - France - www.global-chance.org - global-chance (@) wanadoo.fr

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