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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Le soja et l’agriculture familiale

Luc Vankrunkelsven

06 / 2004

Ces derniers jours, je me suis préparé à interviewer un des patriarches de la théologie de la libération, José Comblin. À la fin des années 60, il parlait déjà de la « théologie paysanne ». Pour me préparer à cette interview, je lis, stupéfait, le livre « L’espoir des pauvres existe » (Editions Paulus, 2003). C’est un ensemble de textes écrits par les amis et amies de Comblin, en hommage aux 80 ans du prêtre bruxellois [Belgique]. À ma grande surprise, je suis tombé sur l’introduction de Thomas Bamats, en espagnol. Il commence par un avertissement de Martin Luther King à ses compagnons, dans les années 60 : « Attention à l’effet paralysant de l’analyse ». En espagnol, l’avertissement est encore plus sonore : “parálisis del análisis”. Il est nécessaire d’analyser, mais respirer l’est tout autant.

Donc : dans cette série de chroniques sur le soja il y a également de la place pour des signes d’espoir.

Toutefois, un soupçon d’analyse est indispensable

On assiste à un conflit planétaire entre l’agriculture familiale autonome et l’agriculture productiviste hétéronome qui fait partie de l’agro-industrie multinationale. Il en va de même au Brésil. S’ajoute à cela le fait que ce sous-continent est le champion de la concentration de terres. Le soja, le vaisseau-amiral de ce que nous appelons ici, sans complexe, « l’agriculture capitaliste d’exportation », aiguise encore plus ce processus historique. Récemment, un Abécédaire de « Via Campesina » a été édité : La politique destructrice de la Banque mondiale pour la réforme agraire au Brésil (1). Dans cet Abécédaire, le Brésil est décrit comme : « De grands domaines agricoles de plus de mille hectares = 1 % des propriétés. Toutefois, ils occupent 45 % des terres agricoles. Entre 1970 et 1996, la proportion (soyons francs, le degré de concentration de terres) a changé : le nombre de propriétés de moins de cent hectares est passé de 90,8 % à 89,3 %, mais leur superficie totale a diminué de 20 %. Les grands domaines ont augmenté de 0,7 % à 1 % des propriétés et leur surface est passée de 39,5 % à 45 % de l’ensemble des terres agricoles ».

« Le soja domine. Le résultat positif des exportations en 2003 est dû à l’augmentation des ventes dans tous les groupes de produits, à l’amélioration des prix internationaux des principales matières premières et à l’ouverture de nouveaux marchés. Au total, les exportations de soja ont augmenté de 35,2 %, et leur prix est passé de US$ 6,008 milliards (2002) à US$ 8,125 milliards (2003) (détaillons cette augmentation : le soja en grain est passé à 41,5 %, le son de soja à 18,3 % et l’huile de soja brut à 54,3 %)”

Et dans le texte intitulé « La modernité et la position du Brésil dans le capitalisme globalisé », du professeur responsable du département de géographie de la FFLCH-USP, Ariovaldo Umbelino de Oliveira (une partie du matériel didactique de Fetraf-sul, en collaboration avec Wervel), on peut lire :

« Selon le dernier recensement agraire de 1996, l’agriculture familiale produisait encore 31 % du soja. Ce chiffre est certainement en déclin, mais un nouveau recensement est toutefois nécessaire. »

La Chine : le berceau du soja

Mais attention ! Ces analyses peuvent nous paralyser. Il y a beaucoup de choses positives à dire, même sur le soja. Le soja est une plante sacrée pour les Chinois depuis plus de 5 000 ans. Il est vrai que ces derniers importent du soja transgénique des Etats-Unis, d’Argentine et du Sud du Brésil, mais ils sont très rigoureux avec leurs propres cultures de soja. Le soja importé est uniquement destiné à être transformé en huile et en son de soja. La Chine est le berceau de cette plante miraculeuse. Les Chinois possèdent l’agrobiodiversité la plus importante au monde en ce qui concerne cette espèce, avec des teneurs élevées en huile et en protéines.

Ce sont d’autres asiatiques, les Japonais, qui ont introduit le soja au Brésil, bien avant la Révolution verte imposée ici par la Banque mondiale, à la fin des années 60, début des années 70. C’est à cause de cette Révolution « verte » que la plante sacrée à été happée par la logique du capitalisme globalisé.

L’agroécologie, une nouvelle issue

Sur les 900 000 agriculteurs familiaux que comptent les états du sud du Brésil, près de 230 000 intègrent le soja dans leurs plans de rotation de cultures. Ce sont surtout les petits domaines de Santa Catarina et du Paraná qui utilisent cette culture de manière assez créative. Au même titre que d’autres légumineuses, le soja peut, à l’aide des bactéries des racines, fixer, gratuitement, l’azote contenu dans l’air. Dû à la propagande « verte » de l’époque et aux crédits à bas coût de la Banque mondiale, les agriculteurs sont devenus partiellement dépendants, hétéronomes, des industries qui fournissent les semences et toute sorte de produits chimiques. Dans le livre de Sebastião Pinheiro (2), écrit de manière assez didactique, on peut lire que les agriculteurs ont redécouvert, il y a 10 ans de cela, le chemin de l’agroécologie. Pour eux, c’est un mode de vie et de production en parfaite harmonie avec la nature, mais c’est aussi une expression de leur grande détermination à réacquérir une indépendance par rapport aux multinationales de semences, de produits chimiques et aux organismes génétiquement modifiés, contrôlés par Monsanto.

Même dans un système agroforestier (3), le soja peut occuper une place modeste. Je rédige cette chronique depuis la propriété de Agnes Vercauteren, située dans la municipalité du Turvo, PR. Traditionnellement, c’est une région de forêts où les agriculteurs y vivent et y élèvent leur bétail. En dehors de la forêt, ils cultivaient, dans le temps, des haricots et des légumes. Ces dernières années, la tradition a été légèrement modifiée dû à la « modernité », mais une grande partie de la forêt est toujours intacte. Le relief assez accidenté et l’affleurement des rochers ainsi qu’un sol très acide permettent au bétail de paître tranquillement dans les forêts d’Araucaria.

La propriété s’étend sur 61 hectares, dont la majeure partie est occupée par une couverture forestière où les vaches viennent paître dans un système rotatif. Certaines parties ont été clôturées, formant ainsi une réserve naturelle permanente. Là-bas, les espèces vulnérables, comme le xaxim préhistorique et les palmiers, peuvent tranquillement produire des plants pour la régénération naturelle. Trois secteurs forment les pâturages, sur lesquels sont plantés de l’avoine et du ray-grass pour l’hiver. Ici, les hivers peuvent être rigoureux et, dans ce cas, le bétail trouve peu d’aliments dans la forêt. Les pâtures les plus importantes seront cultivées cet été avec du… soja. Sa culture a ainsi été insérée de manière équilibrée dans le système de production agroécologique qui est, dans le sens littéral et figuré du terme, à des milliers kilomètres de distance de la monoculture du soja qui voit le jour dans la région de Guarapuava. Les pâtures ne sont pas utilisées durant l’été, le soja apporte un revenu supplémentaire et fixe l’azote pour ses besoins et pour la culture du ray-grass et de l’avoine durant l’hiver. Un agriculteur proche de ces pâtures, ayant peu de terre, peut également en profiter. Il a l’autorisation pour utiliser la terre et peut planter et récolter.

La Montagne de l’Espoir

Jairo, mon voisin de Guarapuava, m’a dit qu’une importante réunion en vue de l’amélioration de la préservation de la région allait avoir lieu dans quelques jours. L’espoir est que la « Montagne de l’Espoir » soit classée comme Zone de Protection environnementale, qui s’étend pour le moment jusqu’au Turvo (PR), où la déforestation et l’agriculture ne peuvent être réalisées qu’après une série de restrictions.

Il y a encore de l’espoir. Lorsque je vois la coupe rase dans ce pays, je me console avec les arbres et les forêts qui existent encore. Mais j’en pleurerais. Cette destruction massive provoque une rage et une profonde tristesse. Mais, finalement, il y a de « l’Espoir ». Et on ne peut pas en dire mieux de nous, les Flamands. Demain, la Flandre commémore le 11 juillet 1302. Déjà au XIIIe siècle, avant le Guldensporenslag [« Batailles des Éperons d’Or »], une grande partie de la Flandre avait été déboisée.

Aujourd’hui, il ne reste plus qu’à espérer que les gauchos changent un jour leur fusil d’épaule. Dans le Rio Grande do Sul, de nombreux agriculteurs familiaux se réjouissent aussi de la monoculture de soja. Ils jouent ainsi le jeu de Monsanto. Depuis 1996, ils font, en Argentine, de la contrebande de semences de soja génétiquement modifié, le «  Roundup-Ready ». À l’heure actuelle, dans cet état, près de 90 % du soja est transgénique. La culture du soja bio est devenue quasiment impossible. Outre cela, ils ressentent le besoin compulsif de divulguer, dans tout le Brésil, les bienfaits du soja. En tant que descendants d’européens, principalement d’allemands et d’Italiens, ils se voient comme des messagers. Tels des « missionnaires », ils déboisent les forêts depuis le Centre-Ouest jusqu’en Amazonie.

Ce qui vaut la peine d’être imité chez les gauchos, c’est l’expansion de « l’agrobusiness familial ». Ces dernières années, divers types de traitement, faits par les agriculteurs, dans des systèmes coopératifs ou non, ont vu le jour dans le Rio grande do Sul et dans d’autres états du sud du Brésil. Ainsi, les agriculteurs arrivent à résister aux multinationales, comme Nestlé et Parmalat, mais ils arrivent aussi à maintenir plus de valeur ajoutée dans les zones rurales et dans l’agriculture familiale. Il est intéressant d’observer comment aujourd’hui, dans cette ambiance carnivore (4), le soja est aussi transformé en différents produits pour la consommation humaine. « L’empreinte écologique » est réduite par la consommation directe de protéine végétale. Et les agriculteurs en sont réduits au statut de simples fournisseurs de matières premières. Non. Ils gèrent de nouveaux emplois dans leur secteur.

Il y a de « l’espoir », mais je vais certainement demander au père de la « théologie paysanne » ce qu’il entend par le très usité mot « mission ».

Existe-t-il une mission pour la vie et une mission pour la mort ?

1 Note du traducteur : Disponible sur le site : www.social.org.br/…
2 Wervelforum 5 : ‘Landbouw, markt voor chemische wapenindustrie in vredestijd?’, 2002, du gaucho Sebastião Pinheiro. [Titre en portugais : ‘Cartilha dos agrotóxicos’ (Abécédaire des pesticides). Canoas, RS : Fondation Juquira Candiru, COOLMÉIA, 1998. 66 pages, avec des illustrations de Eugênio de Faria Neves]
3 Si vous désirez en savoir plus sur ce modèle agricole inspirant et novateur, lisez : ‘Water? Bedek die grond!’ « L’eau ? Elle recouvre le sol ! », Dans le livre ‘En toch…een andere wereld is mogelijk. Porto Alegre : de basis in beweging’ [Toutefois… un autre monde est possible. Porto Alegre : La base en mouvement], Dabar/Heeswijk, 2002, de Luc Vankrunkelsven, p. 134-138. Wervel a également un groupe thématique sur « l’agrosylviculture ».
4 Le Brésil est le deuxième consommateur de viande au monde, après les Etats-Unis d’Amérique.

Mots-clés

soja, agriculture familiale, agriculture d’exportation


, Brésil

dossier

Des navires qui se croisent dans la nuit : une autre image du Soja

Notes

Ce texte est extrait du livre « Navios que se cruzam na calada da noite : soja sobre o oceano » de Luc Vankrunkelsven. Edité par Editora Grafica Popular - CEFURIA en 2006.

Il a été traduit du portugais par Elisabeth Teixeira.

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