Cette chronique est différente, plus personnelle.
Les nuits où je bavarde, j’affirme souvent : « Une personne ne vit pas seulement d’analyses ». Et ensuite, je me mets à chanter. Parfois, on me regarde bizarrement mais, en général, les personnes réagissent plutôt ainsi : « Mon Dieu, quelle belle chanson… »
Il est important de comprendre la complexité de nombreuses situations, le rapport entre les choses, etc., mais seule l’analyse paralyse les personnes. Énoncer des alternatives peut aider, cela permet de se projeter. La poésie, le chant, le théâtre, la fête redonnent de l’impulsion. Les Brésiliens sont nos exemples dans ce domaine. Et, en réalité, tous les peuples du sud. Récemment, j’ai pu assister à cela durant le congrès quadriennal de la Via Campesina (Voie paysanne), à São Paulo. Ce fut une expérience impressionnante où étaient réunis 400 représentants de 130 organisations de 76 pays. Ils représentent près de 200 millions de personnes : des travailleurs ruraux, des agriculteurs familiaux, des « paysans » de tous types. Parfois, se sont de grandes organisations, principalement en Asie. Le matin, j’ai pris un café avec un népalais. « Combien de personnes font partie de votre congrégation ? », ai-je demandé avec précaution. « Un million » ! A-t-il répondu fièrement. Pour la KRRS, une des nombreuses organisations indienne, on en dénombre 4 millions. Nous ici, pour la Fetraf-sul, au sud du Brésil, nous sommes modestes : 84 000 personnes. Mais, sans panique : entre le 12 et le 16 juin 2004, dans notre capitale Brasilia, se déroulera la première rencontre nationale avec 3 000 directions rurales du pays entier. Le but est de créer, fin novembre 2005, une Fetraf-Brésil. Ainsi, nous représenterons également des millions de personnes.
Les journées du congrès débuteront les matinées par une « séance mystique » : un mélange de symboles verbaux, de chant, de silence, de danse, de drapeaux, de photos. En réalité, à n’importe quel moment de la journée, une personne pourra entonner une chanson lancer un mot d’ordre, jouer du violon ou danser. L’idée, l’âme, n’est jamais loin. Elle fait partie de la nature même de l’homme.
En Flandre, nous avons besoin de créer des groupes thématiques spécifiques, du type « l’Âme de l’agriculture » (1).
Revenons à l’esprit brésilien
Malheureusement, l’âme peut également se consumer, s’américaniser. C’est ce à quoi j’ai assisté hier soir. C’était triste à voir, mais éducatif.
Celui qui me connaît un tant soit peu sait que, le dimanche soir, je suis toujours un peu perdu lorsque je n’assiste pas à l’office religieux du soir, entouré par les murs réconfortants du monastère. Et lorsque, après une semaine d’aventures, je ne sens pas la chaleur de « l’heure du petit verre » avec mes confrères. Pour moi, cela signifie apprécier, tranquillement, un pichet et demi de Tripel (2). Il y a toujours quelqu’un prêt à partager une Westmalle (3).
Je ressentais aussi ce sentiment de solitude lorsque je vivais seul à Bruxelles. Mais c’était en général, les peu de fois où, le dimanche après-midi, pour cause de force majeure, je ne pouvais pas me rendre en train ou à vélo à Averbode. À Guarapuava, au Brésil, c’est pareil. Durant la semaine, ça ne me gêne pas. Mais la nuit du dimanche amène avec elle cette sensation de besoin vital de jeter l’ancre. Un rituel qui se renouvelle. Si ce rythme est rompu, s’en suit un moment de désorientation. Et il nous reste si peu de cérémonials, si peu de rituels. Est-ce pour cette raison que nous avons parfois, socialement parlant, l’impression d’avancer sans but précis ? Est-ce cette sensation que je ressens à travers tout mon corps ? En réalité, ce vide/cette douleur est une bénédiction qui nous pousse à réfléchir sur la vie et sur l’intimité. Cette solitude relative nous confronte aux racines de notre existence et, pour moi, elle me pousse à écrire. L’écriture comme un don, qui nous surprend.
Je décide de faire une balade, en direction de « Van Gogh ». Ce n’est pas une fugue. J’ai toujours aimé Van Gogh : sa vie, sa passion, sa tragédie. Et, d’après ce que j’ai pu constater, je ne suis pas le seul. Au fil des ans, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui étaient fascinées par Vincent : sa vie, ses œuvres, ses lettres à son frère Theo. Vincent, en éternelle recherche, avait un mode de vie à la fois social et individuel. C’était un possédé qui décrivait les deux en les représentant par des couleurs vibrantes. Choisissant de vivre comme les pauvres auprès desquels il prêchait, il s’étiole à Borinage. Dans cette sous région charbonnière, en région wallonne, il vit avec Sien, une prostituée. Ensuite, il part pour la France. Et c’est en France qu’il peint ses cyprès flamboyants et d’autres tableaux infernaux. C’est également là, dans un geste de désespoir, qu’il se coupe l’oreille. Entre les périodes « Borinage » et « France », il passe un court laps de temps sur sa terre natale et il y peint, en 1885, le tableau mondialement connu sous le nom de « Mangeurs de pommes de terre ». Ils sont une réminiscence de sa région natale Nuenen, près de Eindhoven. Il peint, à la perfection, la situation sociale du XIXe siècle. Cela permet même d’établir une liaison avec l’Amérique. Durant la grande crise de la pomme de terre (provoquée par la maladie de la pomme de terre Phytophthera infestans), rien qu’en Irlande, 1 million de personnes sont mortes. Nombreuses personnes sont parties pour les États-Unis d’Amérique. Allemands, Suisses, Italiens, ont tenté leu chance au sud du Brésil (4).
Je ne prétends pas suivre l’exemple de Vincent en toute chose. D’ailleurs, je n’ai malheureusement pas reçu le don de peindre.
Les petits du loup dans un 4 x 4
À Guarapuava (« lobo bravo », loup sauvage, en Guarani), on trouve la meilleure pizzeria de tout le continent. Elle s’appelle « Le Van Gogh ». La pizza y est meilleure que dans n’importe quelle pizzeria d’Europe.
Je marche dans la rue XV, la rue principale où autrefois il n’y avait que des champs. Ces champs étaient le territoire du loup. Mais le loup a disparu. Et les champs au sud du Brésil, qui s’étendaient telle une mer infinie, ont aussi disparu. Les champs fleuris que j’ai vus en 2000 sont aujourd’hui, en 2002, transformés en terres de culture de soja. Le prix sur le marché international en dollar est trop attractif pour empêcher l’Or vert (5) de faire son travail.
Le loup sauvage est une espèce en voie d’extinction, mais dans la rue XV, on peut croiser, de plus en plus souvent, d’autres espèces de loups sauvages. Et surtout, leurs petits.
Qu’est-ce que la police fait ici ? Pour quelle raison y a-t-il un bouchon ici, un dimanche soir ?
Le va-et-vient semble provenir des environs d’un « rock bowling ». C’est « l’endroit » à la mode. Tous les 20 mètres, on trouve un groupe de jeunes adossé à une voiture au coffre ouvert, écoutant de la musique à fond. Chaque groupe est une discothèque en soi. Chaque voiture a sa propre musique et son propre bar. Ce sont de banales voitures. Il n’y a pas grand-chose à dire à ce sujet. Mais le bouchon, c’est une autre histoire. La police se trouve au mauvais endroit. Ça aussi, c’est classique. Là où le trafic est interrompu à cause du bouchon, il n’y a aucun policier en vue. Mais personne ne s’impatiente. Personne ne joue du klaxon. Le but est, clairement, voir et être vu. C’est laisser l’autre passer devant soi et interrompre le flux. Et en même temps, on admire une Ford, une Mitsubishi ou un Chevrolet 4 x 4. Non. Pas «mon» 4 x 4, mais la voiture de luxe de papa. Papa qui remplit les champs de soja, qui abat les dernières forêts d’Araucaria (« Désespoir des singes ») et qui gagne énormément d’argent. Tels des loups sauvages, ils dévorent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage. La grande différence, c’est que les loups natifs de la région maintenaient l’équilibre de l’écosystème de la région. Les nouveaux loups détruisent la biodiversité, font fuir la faune, polluent les eaux, appauvrissent les sols. Le véritable agriculteur et sa famille sont traqués. Même le bétail, après des siècles de domination, a dû céder sa place au grain miraculeux. Les petits du loup se retrouvent le dimanche soir dans leurs 4 x 4 hors de prix. Et depuis leurs voitures/discothèques/bars, les autres observent. Un être humain, un peuple, a besoin de rituels.
Mon voisin Jairo était dans le journal de ce dimanche. Il travaille pour l’Institut environnemental de Paraná (IAP). Jairo : « À l’origine, 40 % de la superficie de l’état du Paraná était recouvert de luxuriantes forêts d’Araucaria, appelé aussi « Désespoir des singes ». Entre 1995 et 2000, la région a perdu 4,34 % de sa superficie verte, soit 177 000 hectares. En 2002, seule 0,8 % de la forêt était en parfait état de conservation. Ce qui représente près de 60 000 hectares. À l’heure actuelle, ce doit être bien moins. Plus de 700 000 hectares sont encore recouverts de forêt qui a déjà été exploitée. Les grandes entreprises de bois coupent énormément d’arbres en toute illégalité. Tels des pirates des temps modernes, ils envahissent les forêts armés de tronçonneuses. Pour un mètre cube de pin (arbre-symbole du Paraná) coupé illégalement, ils reçoivent R$ 150 ; et pour du bois noble, de l’embuia, ils reçoivent R$ 500. Outre ce fait, le prix du soja est trop intéressant pour ne pas transformer la forêt ou un champ en une terre de culture de soja. Une exploitation sans pins, « propre » pour l’ensemencement de soja, vaut quatre fois plus qu’une propriété avec d’imposants arbres préservés. S’ils sont pris sur le fait, l’amende n’est que de R$ 300 par arbre. Le calcul est simple. »
Que peindrait Van Gogh aujourd’hui ?
Un être humain ne vit pas uniquement d’analyse. Je savoure ma pizza et je noie ma tristesse dans un verre de vin rouge, dans un restaurant vide. Une tristesse due à tant de destruction provoquée par ce que les analyses des mouvements appellent ici, sans pudeur, le capitalisme. Des larmes provoquées par l’absence de pensées intelligentes, de coeur, dans la Rue Quinze, au Brésil, en Europe. De moi-même.
Les Brésiliens dînent tard. Après 20 heures, les premiers clients commencent à affluer.
Je suis de retour dans la Rue Quinze. Je regarde et j’observe. Dans leurs 4 x 4, les fils du loup sont heureux. Ils sont vus et adulés. La région évolue finalement. Grâce à leurs parents, les loups audacieux. Terminé le « désordre », les champs, les loups, les forêts, les perroquets, les toucans, les corneilles bleues, le silence, l’introspection. Vive le soja !
Comment Van Gogh peindrait-il cette joie ? Ou est-ce plutôt un drame ? Un drame différent de celui vécu par les mangeurs de pommes de terres européens ? Au XIXe siècle, beaucoup de personnes ont fui vers l’Amérique. À la recherche d’une vie meilleure. Du « Nouveau monde ».
Est-ce bien ce nouveau monde, celui du XXIe siècle, ce monde si différent ?
« Un autre monde est possible », chantons-nous en cœur, lors de la messe solennelle annuelle pour la globalisation alternative, à Porto Alegre.
Mais ici, nous sommes à Guarapuava. Ici, le Dieu « Capital » fête sa victoire mondiale.
Vagabond, moine pèlerin, moine « surfeur »
Sur le trottoir, il y a un vagabond tout déguenillé et misérable. Avec ses pieds nus, il me rappelle un moine : décalé par rapport à la vie conventionnelle. La vie formatée, dictée par la bourgeoisie. Il lance un regard à la fois curieux et amusé vers le défilé. Le mendiant, le moine pratiquent d’autres types de rituels. Je sens une connexion avec lui.
Avant d’aller dormir, je vais « surfer » sur le monde virtuel de www.wervel.be. Je vois qu’un Argentin a consulté le site avant moi. Serait-ce parce que, après les Brésiliens, ce sont les Argentins qui ont souffert cette semaine du coup de l’embargo sur leur soja ? Cette semaine, on a pu assister à une trêve (jusqu’à quand ?) dans la bataille du soja entre la Chine et le Brésil. Le Paraná espère pouvoir continuer ses exportations à plein régime, même si la région prend peu à peu conscience que le Brésil a adopté une position très dépendante des caprices imprévisibles des Chinois.
L’Argentine exporte 75 % de son soja vers la Chine. Depuis peu, ce sont eux qui tremblent de peur.
En Argentine, les petits du loup défilent-ils aussi dans le 4 x 4 de papa face à un rock bowling ?
Ou ont-ils d’autres rituels ?
Post-scriptum, 15 juin 2005
Qu’un exploitant achète un 4 x 4, c’est compréhensible. Il est évident que c’est une façon d’exhiber sa richesse, mais l’objet de consommation a également une fonction. À l’intérieur du Brésil, beaucoup de routes sont encore en terre battue. Même s’ils défilent dans les villes dans leur voiture étincelante, leur jeep de luxe a, régulièrement, des tâches de boue. En Europe, c’est différent. La manie du 4 x 4 est tout aussi généralisée, de l’Italie à la Suède, même si à la fin de l’année 2005 la mode est passée. Ces dernières années, la Belgique a également enregistré une explosion des ventes. D’un côté, dû à la mode, de l’autre au titre d’avantages fiscaux : moins d’impôts. Car le véhicule peut être enregistré comme un petit camion. Mais en 2005, cela a changé et cet engouement semble avoir diminué. Et pour les fanatiques, le salut est pour bientôt. Avoir un 4 x 4 lustré est presque ostentatoire. Le Britannique Colin Dowse a donc lancé sur le marché le « Spray on Mud » [« bombe à boue »]. Le conducteur averti peut maintenant utiliser ce produit pour « prouver » qu’il possède bien le véhicule par besoin.
Dowse : « Les ventes ont le vent en poupe. Surtout dans les régions les plus riches de Grande-Bretagne, la « bombe à boue » remporte un franc succès. Et Londres est la championne des ventes. »
Aliénation complète et généralisée. Nous allons continuer d’approfondir notre groupe thématique « L’Âme de l’Agriculture ». Ou devons-nous le transformer en « Âme de la société » ?
Les louveteaux deviennent des loups à leur tour. Deviendront-ils, un jour, plus sensibles à l’aspect plus profond de la vie, de l’agriculture et des aliments ?
Des navires qui se croisent dans la nuit : une autre image du Soja
Ce texte est extrait du livre « Navios que se cruzam na calada da noite : soja sobre o oceano » de Luc Vankrunkelsven. Edité par Editora Grafica Popular - CEFURIA en 2006.
Il a été traduit du portugais par Elisabeth Teixeira.
Fetraf (Fédération des travailleurs de l’agriculture familiale) - Rua das Acácias, 318-D, Chapecó, SC, BRASIL 89814-230 - Telefone: 49-3329-3340/3329-8987 - Fax: 49-3329-3340 - Brésil - www.fetrafsul.org.br - fetrafsul (@) fetrafsul.org.br
Wervel (Werkgroep voor een rechtvaardige en verantwoorde landbouw [Groupe de travail pour une agriculture juste et durable]) - Vooruitgangstraat 333/9a - 1030 Brussel, BELGIQUE - Tel: 02-203.60.29 - Belgique - www.wervel.be - info (@) wervel.be