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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Le débat « Utopies technologiques »

Alibi politique, infantilisation du citoyen ou lendemains qui chantent ?

02 / 2005

Débat entre Marie Blandin (sénatrice), Guillaume Duval (Alternatives économiques), Yves Marignac (Wise Paris) Jacques Testart (Inserm). Animation Benjamin Dessus, Global Chance

Benjamin Dessus. Vous avez pu constater, en lisant les divers articles qui composent ce numéro de Global Chance, notre tentative de « mise à plat » de quelques-unes des utopies technologiques majeures qui nous sont présentées aujourd’hui comme autant de « solutions » aux diverses crises énergétiques, environnementales, agricoles ou sanitaires que l’humanité affronte en ce début de siècle. Comment réagissez-vous à cette mise à plat qui peut bien évidemment engendrer un certain pessimisme mal venu, en ces temps de « sinistrose des Français » comme le titre le Monde du 19 janvier [2005] ?

Marie Blandin. Ce qui m’a intéressée à la lecture de ces articles, c’est que cela pousse le lecteur à essayer d’en savoir plus, à y regarder de plus près. Par exemple, pour les O.G.M. Jacques Testart nous invite à bien distinguer les questions qui concernent les cellules génétiquement modifiées, les plantes génétiquement modifiées, les animaux génétiquement modifiés. Ce numéro nous invite aussi à prendre un peu d’altitude : par exemple sur l’hydrogène, quand tout le monde salive sur les mérites de l’utilisation de ce vecteur et se tait soigneusement sur le versant de sa production. J’en ai été personnellement témoin dans une classe où, en réponse à la question d’une élève sur sa production, le professeur a répondu « ce n’est pas le problème ». Les gens sont nourris de promesses technologiques et scientifiques avec un champ extrêmement étroit d’appréciation ; on les prive de l’amont et de l’aval, c’est donc du marketing et pas de l’émancipation.

Guillaume Duval. À Alternatives Economiques, nous nous sentons bien évidemment très concernés par ces questions. La lecture des articles m’a beaucoup apporté sur le fond de chacun des sujets abordés, mais m’a plus amené d’interrogations supplémentaires que de réponses sur la question du bon réglage entre la crainte et la nécessité d’avancer sur les technologies. J’ai l’impression que les idéologies d’opposition à l’innovation technique dans leur principe même se renforcent plutôt et qu’il y a là un problème vis-à-vis de ceux qui veulent changer les choses, même si la plus grande méfiance est bien entendu de mise, vis-à-vis des docteurs Folamour et des entrepreneurs cupides.

BD. Nous reparlerons de cette question plus tard dans ce débat puisqu’il s’agit bien de réagir aux dérives constatées sans remettre pour autant en cause l’utilité de la science elle-même.

Jacques Testart. Je voudrais réagir sur ce dernier point à propos de la science car justement il s’agit de tout, sauf de science. Un exemple. Hier soir, Europe N° 1 voulait m’interroger sur cette femme de 67 ans qui vient d’avoir un bébé. D’abord, la journaliste qui m’interrogeait n’avait pas même imaginé qu’il y avait eu don d’ovule pour cette naissance. Elle croyait que l’exploit des médecins était d’avoir fait un enfant à elle à une femme de 67 ans ! Mais, insistait-elle, ne croyez-vous pas que les progrès de la science… Je lui ai dit : arrêtez, quel progrès de la science ? Cela fait vingt-cinq ans qu’on sait faire la fécondation, et transplanter un embryon à une femme, jeune ou vieille. Où est le progrès scientifique ? C’est éventuellement une audace d’avoir fait pareille chose, dans des conditions que je considère comme inadmissibles, mais la science n’est pas en cause. Personne n’est contre le progrès des connaissances, mais ce qu’on nous vend, sous le nom de science, c’est la technoscience, c’est-à-dire le mélange de la science et du marché.

D’autre part, le pessimisme ou l’optimisme que vous avez cités évoquent pour moi un autre point. Comme si on pouvait rester objectif en analysant une question scientifique, rationnelle, et par rapport à cela, être optimiste ou pessimiste. Si on regarde le réchauffement climatique par exemple, il y a des possibilités certes d’être plus ou moins optimiste, mais à l’intérieur d’une réalité déjà décrite. On voit des gens béats qui disent, je ne suis pas inquiet, on verra bien, peut être que ce n’est pas si grave… Ce n’est pas de l’optimisme, c’est de la bêtise ! L’optimisme ce serait de dire « on n’aura peut-être que 3 degrés de réchauffement dans le siècle alors que la fourchette de prévision va jusqu’à 6 degrés ».

Yves Marignac. Je pense que les analyses qui sont rassemblées dans ce numéro sont importantes car elles sont rares. On en a l’exemple ces derniers mois avec la fusion thermonucléaire : face aux annonces répétées du gouvernement pour avoir à tout prix en France le projet ITER, on constate la quasi-absence de débat aussi bien dans les médias qu’au Parlement, alors que les quelques rares papiers critiques parus dans la presse montrent à l’évidence qu’il y a nécessité d’un débat sur l’utilité et les enjeux d’un tel programme. C’est donc un vrai mérite que de mettre ces questions à plat. De plus, c’est important de poser, comme c’est fait dans ce numéro, les questions en termes systémique, de dynamique d’évolution et pas simplement en de vision statique. On nous présente en général toutes ces technologies à travers leur seul résultat, pris comme un objet isolé, sans parler des interactions avec la société, ni du chemin pour y parvenir. Un exemple, le nucléaire comme solution contre l’effet de serre. On nous dit : « le nucléaire, c’est formidable cela ne produit pas d’émissions et c’est disponible » ; mais on ne nous dit pas que vouloir résoudre le problème de l’effet de serre avec le nucléaire, cela veut dire construire 7000 réacteurs dans le monde, dont la moitié en utilisant la technologie actuelle, on omet de parler de l’investissement nécessaire et des conséquences de cette dissémination massive sur les questions de prolifération et de risques.

Sur le point du pessimisme il y a une question que je me pose ; on est plutôt dans un contexte où le discours sur le progrès scientifique et technique incite à la méfiance. Et pourtant, certaines utopies, par exemple en matière d’énergie, passent assez bien dans le grand public. Je crois qu’une des explications tient au fait que ce sont des utopies « conservatrices » dans la mesure où elles sont proposées pour résister au changement, pour éviter de se serrer la ceinture et pour continuer comme avant. C’est peut-être le secret de l’engouement des politiques pour ces utopies.

BD. Est ce que cet engouement est quelque chose de nouveau ou de permanent depuis la révolution industrielle ? N’est-elle pas renforcée par l’effondrement des utopies politiques et le recul des religions, tout au moins en Europe ?

MB. Je voudrais d’abord revenir un instant sur les propos de Guillaume Duval concernant la distance affichée par certains vis-à-vis des technologies. En fait c’est l’apanage d’une très faible minorité cultivée, mais très loin des préoccupations d’une majorité qui reste fascinée par les innovations techniques, le portable, les jeux vidéo, etc., sans aucune distance vis-à-vis de ces nouveautés. Mais, pour répondre à votre question, je pense qu’en France on est resté dans la continuité d’un Jules Verne qui invente des machines qui marchent et qui sont destinées à libérer les hommes de la peine. Les faiseurs potentiels de catastrophes restent déguisés en Jules Verne. Un exemple : dans l’affaire des OGM, on nous ressort constamment l’histoire de Pasteur. « Si vous étiez en face de Pasteur aujourd’hui, vous feriez tout pour l’empêcher d’avancer ». Cela dit, il faut bien voir que votre question ne recevrait pas du tout la même réponse au Pérou ou au Tibet, où le bien vivre ne se construit pas sur l’accumulation des biens. Par conséquent, oui, l’éloignement de la religion, mais aussi la perte de confiance des citoyens en leurs politiques renvoie la société vers une nouvelle croyance dans la science et la technologie.

GD. J’aimerais faire remarquer au passage qu’aux Etats-Unis c’est au cumul de la religion et de la croyance dans les utopies technologiques qu’on assiste. Il y là un fossé avec l’Europe. C’est aux Etats-Unis qu’on voit le plus de défenseurs des OGM et de l’hydrogène.

JT. Les gens pensent, par exemple, que les OGM c’est de la science. D’abord ce n’est pas de la science, ce sont déjà des applications de la science et en plus cela n’a pas les caractéristiques de la science dans la mesure où cela n’est pas maîtrisé. Ce sont des techniques aléatoires et personne ne peut prévoir où cela va mener. Et, à propos d’utopie, je voudrais en signaler une qui me semble majeure et qui porte sur la connaissance elle-même. Tout le monde, et pas seulement les chercheurs, semble penser que l’homme est capable de savoir en tout et de savoir tout. Cela relève pour moi de l’absurdité religieuse : Dieu aurait créé un animal tellement différent des autres qu’il serait capable de tout connaître, y compris Dieu, bien entendu. Je ne vois pas comment ceux qui ne croient pas, et c’est la majorité des scientifiques, peuvent avoir cette conception religieuse d’une humanité capable de connaître et de résoudre tous les problèmes. Mais cette utopie de la connaissance justifie le lancement de technologies dont on ne connaît pas encore les risques puisqu’on est convaincu qu’on saura, au moment où ces risques se révéleront, y apporter les solutions nécessaires pour nous assurer l’impunité. Le discours de maîtrise est surfait et je ne vois pas comment on pourra y remédier. On est là en plein dans le domaine des croyances.

YM. Je serais un peu plus prudent. Je pense que le grand public, au contraire des scientifiques eux-mêmes, est bien conscient des limites de la maîtrise des conséquences du progrès technologique. Par contre il n’a aucune distance par rapport à l’innovation technologique. On la lui vend tous les jours sans mettre en avant les utopies qui les justifient, la communication « permanente », la jeunesse « éternelle », etc. Mais on lui fait passer cette utopie à travers la consommation d’innovations. Pour en revenir à l’utopie technologique, il y a effectivement la question de la maîtrise. Quand on nous explique qu’on va développer telle technologie pour résoudre tel problème, on arrive au mieux à discuter des chances et des conditions du succès de cette technologie. Par contre on n’arrive pas à engager un réel débat sur la pertinence de la solution, son intérêt et ses limites, éventuellement ses alternatives, vis-à-vis du problème posé.

BD. Au point où l’on en est on peut peut-être se poser la question du rôle des uns et des autres dans cette affaire, scientifiques, industriels, médias et politiques. On accuse souvent les médias de tous les maux.

GD.Certes, il y a une profonde inculture scientifique dans les médias, il y a aussi une très forte pression économique qui amène les médias à ne pas contrôler suffisamment leurs informations et à servir involontairement de porte-voix à des groupes d’intérêts bien organisés. Mais, en même temps, les médias jouent un rôle non négligeable dans la révélation et l’explication de crises comme celle de la vache folle et dans la prise de conscience qui s’ensuit, dans la dénonciation des dérives de l’industrie pharmaceutique etc.. Cette capacité d’engouement et de surestimation s’applique dans les deux sens. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que ces effets se compensent : ils tendent plutôt à s’aggraver mutuellement. Les médias participent de la sorte à la fois à la divinisation de la science et à sa diabolisation, gênant l’émergence d’une approche dépassionnée et prudente.

BD. Et du point de vue des politiques ? Pour caricaturer, on pourrait dire que l’utopie est du bon pain pour l’homme ou la femme politique : cela lui permet de décrire la catastrophe qui nous attend, mais d’apporter une solution rassurante immédiatement, l’évocation de l’utopie salvatrice, qui dans 20 ou 50 ans, va résoudre la question pour peu qu’on mette un peu d’argent dans la recherche. En attendant, pas la peine de modifier nos comportements, ce qui n’est généralement pas très porteur pour un élu !

MB. En écoutant ce propos, je pense immédiatement à Christian Bataille, champion du nucléaire comme solution contre le réchauffement climatique. C’est d’autant plus intéressant qu’il a commencé, pendant tout un temps, par nier la réalité du réchauffement climatique, jusqu’au moment où, ayant soudain pris conscience que le réchauffement climatique était favorable à sa cause, il a commencé à se répandre sur les dangers que nous courons et sur la solution de sortie de crise que représente le nucléaire. Areva fait d’ailleurs pareil. En fait, je ne dirais pas que l’utopie technologique est confortable pour le politique, elle est confortable pour certains politiques, ceux qui ont à vendre quelque chose ! Et quand on pose la question, qu’avez-vous à vendre ? on remet tout en perspective. Tous les politiques n’ont pas quelque chose à vendre. De même les médias qui n’ont plus assez de fonds publics pour fonctionner sont de plus en plus contraints de se financer par la vente de la pub, donc du magique et donc de la négation de l’esprit scientifique. On ne peut pas jouer la carte d’une population cultivée scientifiquement et capable d’arbitrer sur les innovations technologiques en même temps que celle de la publicité où l’on vend aux gens un fer à repasser qui va transformer leur femme en star… Le magique de la pub, complètement scotchée aux médias, est totalement incompatible avec la culture scientifique et la citoyenneté.

Nous, les politiques, ce que nous devrions avoir à vendre, ce sont des projets de société, et là, on est un peu orphelin parce que ceux qui nous parlent aujourd’hui de sciences oublient complètement les sciences humaines qui nous seraient justement nécessaires pour élaborer ces projets. Un dernier point sur les politiques qui tient à la durée des mandats. Un politique qui appelle l’attention sur un phénomène alarmant et propose des changements de comportement ne s’assied évidemment pas pour longtemps dans son mandat. Et comme en France on peut rempiler autant qu’on veut cela donne une prime à l’inertie.

BD. Quand vous évoquez la culture scientifique, j’aimerais que vous précisiez votre propos car j’ai peur que cette expression soit ressentie une fois de plus comme un élément de ségrégation entre les citoyens « cultivés, savants » et les autres, alors que notre propos dans ce numéro est bien de montrer que l’important c’est le bon sens collectif et le bon usage de la règle de trois !

MB. Pour moi la culture scientifique c’est la capacité d’exercer son sens critique !

GD. Je voudrais revenir au problème des politiques et notamment à la manière dont vous avez posé la question. Je crois qu’on ne peut pas en vouloir au politique de réagir comme vous l’avez décrit. Personne ne peut aller vers le bon peuple en lui décrivant des catastrophes sans lui proposer une voie de salut ! Le problème est plutôt de savoir qui fournit aux politiques et comment, des éléments de solution fiables. Et là, il me semble que la responsabilité des scientifiques est majeure. Il y a des dérives qui tiennent au mode de financement et de valorisation sociale de la recherche pour des scientifiques qui ont fort bien compris comment les politiques ou les médias marchaient et savent bien leur vendre des utopies mal maîtrisées mais dont ils espèrent tirer des bénéfices financiers pour leurs labos et des bénéfices sociaux pour eux-mêmes.

JT. J’aimerais revenir sur les médias car c’est le lien entre les politiques les scientifiques, les industriels et les citoyens. Les médias aiment les catastrophes, mais résistent au « catastrophisme », pour reprendre l’expression de J.-P. Dupuy. Dès le tsunami passé, les médias ont fait largement écho à la mise en place d’observatoires pour conjurer le catastrophisme sans qu’on puisse être certain de la « maîtrise » ainsi créée. J’ai vécu ce jeu dans mon métier. Quand je me contentais d’alerter, c’était bien, on m’invitait tout le temps à la télévision. Mais quand j’ai commencé à le faire de façon un peu structurée, en montrant que beaucoup avaient intérêt au développement des objets sur lesquels j’alertais, on ne m’y a plus invité, car là j’étais passé dans le catastrophisme, j’érigeais en système un ensemble de catastrophes qui sont liées par un type de fonctionnement des institutions, de la science et de l’industrie. Donc il me semble que les médias sont friands de catastrophes mais pas de catastrophisme, fût-il éclairé.

MB. Yves Cochet vient de faire un film sur la fin des ressources pétrolières. Il l’a proposé à ARTE qui a donné son accord de principe. Quand il est revenu avec le film presque fini, on lui a dit « non ce n’est pas possible, c’est trop noir, vous voulez que tous les téléspectateurs se suicident ! ».

YM. Je crois qu’il ne s’agit pas de stigmatiser les uns ou les autres, notre responsabilité est collective. Il faut par contre réfléchir aux alliances objectives qui peuvent se créer entre des scientifiques, des médias et des politiques qui ont tous un intérêt, au sens large, à ce que ces questions ne soient pas mises sur la table.

BD. A ce propos, je trouve étonnant qu’on n’ait pas encore évoqué au cours de cette discussion le rôle des industriels.

JT. En fait quand on parle des technosciences, on évoque immédiatement les industriels et le marché.

GD. Les industriels jouent évidemment un rôle déterminant. On le voit bien dans le cas des OGM avec Monsanto ou dans le nucléaire avec Areva. Mais je voudrais aussi insister sur l’aspect déterminant du financement politique par les entreprises qui, aux Etats-Unis tout au moins, joue un rôle considérable et là comme pour le financement des médias, on y peut quelque chose.

BD. Voilà une bonne transition vers la dernière question que je souhaiterais aborder. Que peut-on faire pour améliorer la situation que nous venons d’analyser ?

JT. Comme personne ne sait vraiment quoi faire, il me semble qu’une bonne façon d’avancer est de rassembler des gens qui ne sont pas directement concernés par une solution ou une autre et de les faire s’exprimer. Je reviens donc aux « conférences de citoyens » qui me semblent une des façons d’avancer dans ce domaine, à condition évidemment qu’elles soient prises en compte dans la réflexion des politiques. Des gens qui n’ont pas d’intérêt personnel à défendre peuvent s’informer complètement et prendre des positions de bon sens. En fait c’est ça pour moi la démocratie et non pas des référendums ou des systèmes qui relèvent encore de la magie. Je pense par exemple à l’étiquetage des produits, à partir duquel l’on fait semblant de croire que le grand public peut se faire une opinion, alors que les experts du domaine eux-mêmes ont des avis contradictoires. Il faut arrêter de prendre à la fois les gens pour des imbéciles et des dieux, mais les considérer pour ce qu’ils sont. Il faut leur demander leur avis et comme on ne peut pas le faire avec tout le monde, il faut monter des groupes éphémères de citoyens qui travaillent, qui donnent un avis motivé, et il faut que cet avis soit pris en considération par les décideurs.

MB. Moi, j’ai un point très spécifique à dire en tant que parlementaire, membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST). Je souhaiterais qu’il y ait un quorum à respecter quand il y a un rapport à examiner, pour éviter que, comme cela arrive la plupart du temps, les rapports soient adoptés à l’unanimité d’une très petite minorité de parlementaires présents. Je souhaiterais un envoi des rapports 15 jours avant la séance. C’est important parce que les ministres s’emparent souvent de ces rapports pour justifier leurs décisions.

L’autre point qui me paraît indispensable est le regard sur le passé. Le cas de l’amiante me semble exemplaire. Si l’on trouvait un consensus pour revenir sur l’histoire de l’amiante, comment cela s’est passé, comment c’est venu, pour quel service, qui y avait intérêt ou pas, qui n’y avait pas d’intérêt mais est venu s’en mêler pour dire que c’était génial comme Claude Allègre qui expliquait que ce n’était pas mauvais pour la santé, etc., on aurait bien avancé.

GD. Au-delà des conférences de citoyens qui me semblent très intéressantes, mais sur lesquelles on manque encore d’expérience, il me semble qu’il faut prendre acte du lobbying qui existe à Bruxelles et en France et qu’il serait vain de vouloir revenir en arrière sur ce point. Je crois donc qu’il faut plutôt améliorer les conditions de transparence de ce lobbying et prendre des mesures politiques pour rétablir des équilibres que le jeu du marché, dans le lobbying comme ailleurs, ne permet pas. C’est d’autant plus nécessaire que les intérêts qui pèsent dans un sens sont en général très concentrés alors que ceux qui pèsent dans l’autre sont très dispersés. C’est toute la question classique des associations de consommateurs ou d’environnement et de cadre de vie.

BD. Pensez-vous qu’il y ait une spécificité française dans ce domaine, tenant par exemple à la présence de nos grands corps d’état ?

YM. Il y a en effet une spécificité française qu’on voit bien apparaître dans le cas du nucléaire. Pour revenir sur Areva, je ne suis pas choqué que l’industriel mette en avant la lutte contre l’effet de serre pour promouvoir son produit, ce qui est choquant, c’est que la société française manque cruellement de recul pour analyser ce discours, et cela tient en partie à cette spécificité des grands corps et d’absence de culture d’expertise indépendante ou contradictoire. L’OPECST organise un grand show de trois jours sur la loi Bataille dans les semaines qui viennent, mais dans les auditions, il n’y a que l’administration, les industriels et les experts scientifiques liés à cette industrie. Les associations environnementales en sont absentes et les experts indépendants aussi. Le résultat sera très probablement la confirmation de l’utopie technologique dans laquelle nous sommes actuellement. Elle consiste à dire que le problème des déchets n’est pas très grave puisque, d’une part, l’enfouissement est tout à fait maîtrisable, et que, d’autre part, l’on dispose, grâce au retraitement, d’une technologie efficace pour minimiser les volumes concernés. Pourtant, quand on regarde les prévisions de l’Andra en 2020, on s’aperçoit qu’on aura d’ici là accru le stock de matières “valorisables”, sans autre choix pour les traiter que de remplacer le parc nucléaire actuel, arrivant en fin de vie, par de nouveaux réacteurs : autrement dit, on parle de maîtrise mais on est dans la fuite en avant.

GD. Je voudrais revenir sur le problème de l’expertise indépendante qui me paraît une piste intéressante, ce qui suppose des organismes indépendants, financés par les pouvoirs publics avec des garanties réelles d’indépendance. À ce propos, je trouve intéressante l’expérience du GIEC au niveau international qui a montré qu’il est possible de construire des consensus d’expertise qui ne soient pas trop influencés par des intérêts particuliers.

BD. Dans l’exemple du GIEC que vous citez, le problème est que seuls les chercheurs payés par leurs administrations y ont en fait accès. Il me semble que le vrai problème de l’expertise « indépendante » en France n’est pas tant qu’on manque d’experts, mais c’est qu’on ne peut pas les utiliser car il faudrait, au contraire des experts de l’administration, qu’on puisse les payer. Et la plupart du temps il n’y a pas de budget prévu à cet effet.

JT. Moi, je ne crois pas beaucoup à l’expertise indépendante, car les experts sont forcément intéressés à quelque chose même s’ils n’ont pas d’intérêts financiers en jeu. Je crois beaucoup plus à la contre-expertise. Il ne devrait jamais y avoir une expertise dans une controverse sans une contre-expertise. Qui peut la faire ? Dans le milieu associatif, il y a plein de gens compétents. Mais il y a une autre solution qu’avait proposée Philippe Roqueplo et qui consistait à payer des experts pour jouer le rôle d’avocats à l’appui et à la charge du projet discuté. Par contre je ne crois pas à une seule expertise qui prétendrait être neutre.

BD. En fait je crois qu’il y a une confusion de vocabulaire. Quand nous parlons d’expertise indépendante nous avons en fait dans la tête la contre-expertise. L’indépendance se réfère plus à la non-dépendance vis-à-vis des organismes qui défendent les projets discutés qu’à la neutralité de l’expertise.

YM. En tant que personne directement concernée je pense que par expertise indépendante il ne faut pas entendre neutre, ou objective, au sens où aucun avis motivé ne peut l’être. Elle est simplement, et ce n’est déjà pas mal, autonome vis-à-vis d’organisations parties prenantes au débat, notamment industrielles ou institutionnelles. La vraie question me semble de savoir dans quelles conditions l’expertise peut devenir pertinente dans un processus de production incluant la nécessaire confrontation d’experts. Je ne crois guère à l’exercice de jeu de rôle proposé par Roqueplo, mais beaucoup plus, pour l’avoir pratiqué dans le cadre de la mission confiée à Charpin Dessus et Pellat sur le nucléaire, à l’expertise croisée d’experts en groupe de travail. Il suffit, avec un minimum d’ouverture, de mettre des experts qui apportent des éléments différents sur un dossier autour d’une table pour obtenir des résultats. Mais, malheureusement, c’est très peu pratiqué.

MB. Je voudrais ajouter que le politique pose très rarement la question : à quoi ça sert ? un peu comme si on partait en vacances et que l’on discute sans fin du choix des chaussures de marche ou du sac à dos sans jamais se poser la question du choix de la destination. Mais pour revenir plus globalement sur notre conversation, ce qui me paraît central dans le traitement de la matière « utopies technologiques », c’est une fois de plus le refus de pratiquer la démocratie participative, le partage du droit à débattre, la considération du bon sens et de l’expertise d’usage. Il est vrai que la société s’en accommode fort bien, car le mauvais état général de la planète n’est pas un objet de plaisir, contrairement aux leviers sur lesquels appuie la consommation.

Pour décrire le rôle des « utopies technologiques » sur les politiques, on peut aussi faire la comparaison des réverbères et des ivrognes : ils les supportent plus qu’ils ne les éclairent. Et pendant que la société oscille entre amour et désamour de ses représentants, les entreprises produisent et mettent en circulation des matières, des machines, des objets, sans que leur utilité sociale soit débattue, sans que leurs impacts sociaux, environnementaux et même économiques soient évalués de façon transparente et collective.

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