Les risques du mirage technologique pour les PED
02 / 2005
Alors que la ratification de la Russie autorise finalement l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto, on assiste, au nom du « progrès technique » à une contestation croissante, au sein même de l’Europe, des principes d’action qui le constituent. Emboîtant le pas de l’administration Bush, les milieux économiques et une partie du monde politique dénoncent le malthusianisme bureaucratique et la courte vue de Kyoto et plaident pour une politique technologique volontariste « à la hauteur du défi scientifique » posé par le changement climatique. A l’ancienne confrontation manichéenne entre bons et méchants (partisans et adversaires de la lutte contre le changement climatique) se substitue ainsi une illusoire alternative entre le processus politique engagé à Kyoto et une approche technologique apparemment plus pragmatique et simultanément plus ambitieuse sur le long terme.
Ce même raisonnement nous revient maintenant en écho du côté des pays émergents, qui s’appuient sur le discours de Delhi pour argumenter que le développement économique est par nature un chemin vertueux dans la lutte contre l’effet de serre, puisqu’il permettra à des sociétés enrichies d’adopter, demain, les technologies décarbonnées futuristes qui permettront de réconcilier l’homme et le climat.
Dans le cas des pays de l’Annexe I (1), mais plus encore dans celui des PED, cette évolution est d’autant plus inquiétante qu’elle procède de considérations à première vue irréfutables : à moins d’être un adepte du retour au modèle préindustriel, il est évident que la « décarbonisation » de l’économie mondiale devra s’appuyer sur un socle technologique conséquent, et que la R&D, et même la recherche fondamentale, devront être fortement sollicitées dans les décennies à venir. Le problème est que, contrairement à l’affaire des CFC et de la couche d’ozone, on ne peut dans le domaine du climat faire porter tous les espoirs sur une ou quelques technologies : la maîtrise des émissions de GES (gaz à effet de serre) renvoie à une multitude de procédés de production et de consommation, de modes d’organisation qu’il sera nécessaire de remettre en cause. Il est de ce point de vue inquiétant de voir l’accent mis dans le débat international sur la production électrique, dont les émissions sont statistiquement dominantes, mais dont les énergéticiens savent bien que la maîtrise de la demande offre autant de perspectives que la « décarbonisation » de l’offre.
La vraie question est évidemment de savoir comment mobiliser la recherche publique comme privée, comment préparer la mise sur le marché de technologies innovantes dans tous les secteurs économiques, côté offre et côté demande… Ceux qui ont suivi les questions énergétiques depuis 30 ans retrouveront là un vieux débat. Ils se rappelleront en particulier combien de fois les Etats Unis ont fustigé – par exemple à l’AIE - les programmes de recherche européen, en plaidant la cause du « market pull » (la stimulation de la demande) et des politiques incitatives, et notamment la « vérité des prix » de l’énergie et l’internalisation des externalités environnementales. Faut-il rappeler que c’est précisément l’objet d’un mécanisme de quotas transférables (ou alternativement d’une taxe) que de créer une valeur du carbone et donc une tension de l’économie génératrice d’adaptations à court comme à long terme ? C’est sur ce principe que les Etats Unis ont imposé l’architecture de Kyoto quand l’Europe cherchait à mettre l’accent sur une coordination des politiques et mesures.
Mais le mythe de la Convention de Montréal est encore très présent dans la communauté diplomatique et environnementale qui négocie le Protocole, et les politiques énergétiques trop déconnectées du processus de Kyoto, pour faire l’économie d’un débat dépassé. Reste que nombre d’interlocuteurs, souvent de bonne foi, y compris des scientifiques, se font prendre au piège d’une dynamique qui sert avant tout les intérêts de ceux que l’action dérange. Du point de vue des Pays en Développement, l’attrait de ce discours est d’autant plus fort qu’il profite du désamour croissant pour le processus de Kyoto, né des conditions ambigües dans lequel a été arraché l’accord de 97, puis alimenté des difficultés et maladresses de la négociation qui s’est poursuivie jusqu’à Marrakech. Faute d’avoir su expliciter, par un travail sur les politiques sectorielles, ce que pouvait signifier une maîtrise de la croissance des émissions de GES dans les pays émergents, l’insistance sur la nécessaire participation des PED au processus global d’engagements quantifiés a surtout été interprétée avec plus ou moins de bonne foi comme une conditionnalité, ou même un frein mis au développement économique de ces pays par le Nord. Comment alors ne pas se laisser séduire, également avec plus ou moins de mauvaise foi, par le mirage d’une sortie de crise par la technologie dont le principal attrait est qu’elle lève toute contrainte d’action sur le court terme et qu’elle place, en apparence, pays du Nord et pays émergents du Sud sur un pied d’égalité pour la maîtrise future des technologies environnementales ? Pourtant, à y regarder de plus près, cette voie présente un certain nombre de dangers précisément liés à la déconnexion qu’elle introduit avec une nécessaire réflexion sur le processus de développement.
Un premier décalage saute aux yeux lorsqu’on examine l’approche du GEF (Global Environment Facility) dans les secteurs des énergies renouvelables et des transports. Dans le domaine des transports, il a fallu un rappel à l’ordre du Conseil du GEF pour éviter une polarisation du programme sur la promotion de véhicules à pile à combustible (PAC) alimentés par l’hydrogène au profit d’une ouverture sur l’organisation des transports collectifs, des schémas d’urbanisme, et de la mobilité globale. Les premières versions de ce programme envisageaient prioritairement la diffusion massive de « véhicules PAC à 3 roues » comme solution massive au problème des transports urbains en Asie, oubliant sans doute que le succès actuel de ce type de véhicule vient justement de leur très bas coût et de leur conception rustique permettant à tout un chacun de « bricoler » sa machine. Si cette vision utopique peut prêter à sourire, il n’en reste pas moins qu’une part massive des fonds reste consacrée au soutien de prototypes de bus à pile à combustible qui n’apportent rien aujourd’hui, ni en termes de mobilité, ni même en termes d’environnement global. La seule justification de ces projets est de procéder à des tests en situation réelle de matériels développés par des industriels américains ou européens, et dont les pays du Nord auront également besoin. De façon caricaturale, le programme leur permet de financer leurs coûts de R&D sur les budgets destinés aux pays du sud, et de conforter leur avance technologique sur une future concurrence indienne ou chinoise.
Le second décalage découle du fait que la perspective d’une sortie de crise technologique par la technologie (dont on sous-value systématiquement le coût) exonère d’une réflexion sur les sentiers de croissance énergétique et industriels actuels des PED. Dans des pays où l’essentiel des infrastructures de consommation et de production d’énergie sont à construire dans les décennies qui viennent, l’intensité énergétique de la croissance devrait constituer une variable d’ajustement prioritaire. Les bénéfices climatiques sont évidents, mais ce sont en premier lieu les bénéfices économiques (investissement, pouvoir d‘achat) qui devraient justifier ces politiques : à titre d’exemple, le projet développé en Chine par l’Agence Française de Développement (AFD) permet, grâce à une isolation renforcée de la construction neuve, de réduire de 40 % en moyenne la consommation d’énergie (donc les émissions de CO2) tout en réduisant
la facture des occupants, et en diminuant d’un tiers les besoins d’investissement en production d’énergie. De plus, construire aujourd’hui un développement plus sobre est un atout essentiel pour, demain, adopter de nouvelles technologies de production moins émissives, car les besoins d’investissement seront directement proportionnels au dimensionnement des parcs productifs. Négliger aujourd’hui ces opportunités conduit ces pays à devoir se confronter, dans 20 ou 30 ans, à une transition comparable à celle de l’ancien bloc soviétique aujourd’hui, où les coûts économiques et sociaux de l’ajustement énergétique sont énormes.
Dans une négociation internationale où le poids des émissions passées (le « grand fathering ») s’impose inéluctablement comme référence dans le partage des engagements, on peut comprendre que les pays émergents considèrent comme un atout de retarder leur entrée dans le système, et de ne pas réfréner leurs émissions trop rapidement. Mais dans le même temps, et faute de perspective sur l’après 2012, les émissions des pays de l’Annexe I risquent également de croître fortement, réduisant encore les marges de négociation. Il est donc urgent de dépasser ce faux débat entre politiques de maîtrise des émissions à court/moyen terme et développement technologique, et de considérer qu’il s’agit de deux dimensions indissociables de réponse au changement climatique.
pays en développement, production d’énergie, innovation technologique, politique de l’énergie
Michel Colombier est directeur scientifique et coordonnateur des programmes sur le climat à l’IDDRI, Institut du développement durable et des relations internationales (www.iddri.org)