2007
L’émergence d’un champ philosophique prenant la technique comme objet est un phénomène assez récent. Si John Dewey et Martin Heidegger peuvent être considérés comme des pionniers du champ, c’est surtout vers la moitié du XXème siècle que technique et technologie s’imposèrent comme des thèmes philosophiques, et ce d’abord dans un climat de grande défiance au regard du phénomène technique (avec des penseurs comme J.Ellul ou J.Marcuse). Les années 1970 et 1980 virent, quant à elles, une véritable explosion de travaux philosophiques sur la technologie, notamment aux USA, qui défendent en général des options plus optimistes et mesurées. On va présenter quelques caractères de ces travaux et de leurs suites (incluant des auteurs comme Mitcham, Winner, Ferré, Ihde, Sclove, etc.), en prenant comme fil directeur les thèses défendues par A.Feenberg dans son livre Questioning Technology de 1999.
La plupart des travaux anglo-saxons sur la technique reconnaissent d’abord la technique comme un objet typiquement social (au sens où elle est créée par et pour la société), et s’assignent ainsi souvent comme première tâche de clarifier la nature d’objets pensés comme intrinsèquement socio-techniques. D’autre part, ils voient en la technique un objet politique, c’est-à-dire un objet de pouvoir à l’instar de tous les autres, et s’assignent ainsi souvent comme seconde tâche de réfléchir aux modalités de l’application à la technique des injonctions démocratiques qui caractérisent nos sociétés.
En ce qui concerne d’abord la première tâche on peut isoler, à en croire Feenberg, quatre traditions de pensée, successivement représentées au cours de l’histoire, et qui diffèrent d’une part selon la part de composante sociale qu’elles accordent aux lois gouvernant le développement de la technique, et d’autre part selon la nature du possible impact que la technique peut avoir sur la société.
Pour l’instrumentalisme d’abord, la technique est contrôlée et neutre. C’est la conception du sens commun, la plus ancienne, mais aussi celle des penseurs de la période moderne (Hobbes, Rousseau, Locke, etc.). Elle ne voit en la technique qu’un moyen neutre, développé et contrôlé par l’homme pour arriver à ses fins, sans que sa nature profonde en soit affectée.
Pour le déterminisme, la technique est autonome et neutre. Il s’agit d’un moyen neutre orienté vers le but de l’accomplissement des fins naturelles de l’homme. Elle est autonome parce que son progrès n’obéit qu’aux lois de la nature, qui sont aussi celles de l’humanité. Cette position, qui est celle du marxisme traditionnel, émerge au gré des tendances historiques du XVIIIème et du début du XIXème siècle, et culmine au XIXème siècle sous l’influence des théories marxistes et darwinistes, qui véhiculent l’idée d’un progrès indéfini de l’humanité.
Pour le substantialisme, la technique est autonome et contient des valeurs. Elle est vue, en relation avec la tradition romantique, comme affectant profondément le sens de ce qui est humain. Cette position ajoute à la précédente l’hypothèse pessimiste de l’orientation fondamentale de la technique vers la domination. Les plus fameux représentants en sont Heidegger et Ellul. Avec certaines nuances, Albert Borgman en est un représentant contemporain à travers sa théorie du « paradigme du procédé ».
Pour la théorie critique enfin, la technique est contrôlée et contient des valeurs. Elle n’est pas neutre dans le sens où elle constitue un style de vie et une forme de pouvoir, mais on peut espérer la contrôler et la reconstruire de façon à lui faire jouer d’autres rôles dans différents systèmes sociaux. Cette position emprunte un peu au sens commun, selon lequel la technique est un moyen pouvant servir n’importe quelle fin, mais pour elle moyens et fins sont nécessairement imbriqués, et forment différents systèmes de moyens/fins entre lesquels des choix contrôlés demeurent possibles. Elle regroupe, avec de nombreuses nuances, la plupart des penseurs anglo-saxons de la technique (Winner, Ihde, Sclove, etc.), ainsi que Feenberg lui-même.
Dans Questioning Technology, Feenberg propose une interprétation unifiée de la technique, qui tente d’incorporer les réponses à deux questions : que signifie la technique ? (question habituellement particulière à la philosophie), et qui fait la technologie, pourquoi et comment ? (question habituellement particulière aux sciences sociales). Cette distinction permet de clarifier deux aspects différents mais complémentaires de l’essence de la technique, que Feenberg propose de dépeindre comme deux formes d’instrumentalisation : une théorie de l’instrumentalisation primaire rendra compte de la constitution fonctionnelle des objets et sujets techniques (telle qu’elle prend place identiquement dans tout contexte social et culturel), et une théorie de l’instrumentalisation secondaire rendra compte de leur actualisation dans des réseaux ou procédés concrets et particuliers. Chacune de ces instrumentalisations comprendra deux pôles, l’un d’objectivation regroupant les transformations concernant l’objet technique, et l’autre de subjectivation regroupant celles concernant le sujet technique. Pour Feenberg, le pôle d’objectivation de l’instrumentalisation primaire se compose ainsi de deux processus : une « décontextualisation » (qui isole un objet de son contexte pour en révéler les potentialités techniques), et une « réduction » (qui sépare en l’objet des qualités primaires et secondaires). Le pôle de subjectivation en comprend également deux phases : une « autonomisation » qui introduit entre un sujet technique et son objet une forme d’asymétrie constitutive, et un « positionnement », que doit s’imposer chaque sujet pour savoir maîtriser son objet.
Une fois émergée, une technique ne pourra fonctionner authentiquement que par son intégration dans un cadre naturel et social. Or, cette opération ne pourra se faire sans la réactivation de certaines dimensions que l’instrumentalisation primaire avait eu tendance à abstraire. C’est pourquoi Feenberg croit retrouver, dans l’instrumentalisation secondaire, quatre opérations symétriques aux précédentes. Le pôle d’objectivation en comprendra ainsi une « systématisation » (qui enrôle l’objet technique au sein d’un réseau), et une « médiation » (par laquelle sont attribuées à un objet technique certaines valeurs esthétiques ou morales permettant son intégration dans un nouveau contexte social), tandis que le pôle de subjectivation en comprendra un « appel » (forme de vocation ressentie par un sujet pour un type particulier d’activité) et une « initiative » (que peuvent et doivent démontrer les sujets techniques).
On comprend comment l’instrumentalisation secondaire représente, pour Feenberg, un type de pratique métatechnique et réflexif. Elle mérite néanmoins pour lui d’être intégrée dans l’essence même de la technique, contrairement à ce qu’avaient pu penser des « essentialistes » comme Heidegger, ou même Habermas. Ce que reproche Feenberg aux essentialistes, c’est d’avoir mésinterprété le sens de l’évolution technique, et d’avoir vu dans la différentiation sociale (qu’ils condamnaient par ailleurs, et en laquelle ils trouvaient les raisons d’un pessimisme fondamental en les capacités de l’homme à agir sur la technique) le substitut contemporain de l’idée de progrès. Or Feenberg identifie exactement cette différentiation à sa distinction entre instrumentalisations primaire et secondaire, et propose donc de la reconnaître comme inhérente à la technique (et pas seulement à son développement contemporain). Cela l’incite à analyser les réalisations techniques comme des formes toujours concrétisées (au sens de Simondon) et incorporant plusieurs fonctions, et à retrouver là des possibilités de reprise en main sur la technique et son développement.
Une fois spécifiée la nature du progrès et des objets techniques, le problème de la possible démocratisation des techniques peut être approché de différentes façons. En effet, si tous les penseurs américains de la technique voient en elle une forme de pouvoir, ils diffèrent quant à savoir si les spécificités de l’objet technique autorisent ou non d’aborder le problème de sa démocratisation par les catégories traditionnelles de la pensée politique. En particulier, dans Democracy and Technology, R.Sclove a essayé d’appliquer le concept de « démocratie forte » de B.Barber au domaine des techniques. (Entre ces deux extrêmes que sont la démocratie représentative et la démocratie directe, la « démocratie forte » étant une possible théorie alternative, plaidant pour une politique participative basée sur l’action collective locale). L’ambition de Sclove n’est pas de supprimer les institutions représentatives, mais de leur adjoindre des structures participatives dans l’objectif d’un pilotage collectif de l’innovation technologique. A cet égard, Sclove voit en la société Amish un véritable paradigme. En affinité, il propose d’équiper les démocraties de critères leur permettant de juger de la compatibilité des techniques qu’elles envisagent d’adopter avec leurs principes de fonctionnement (et, ainsi, d’adapter la technique elle-même au contrôle local par une décision politique).
Feenberg juge la théorie de Sclove intéressante. Néanmoins, au regard des incertitudes entourant sa possible mise en pratique, il considère nécessaire d’approfondir l’analyse du problème de la représentation publique dans la sphère des techniques. Il en vient ainsi à concevoir que la variable temporelle est bien plus pertinente que la variable spatiale pour l’analyse du pouvoir et de la forme de représentation associée à la technique. En particulier, il pense que les actions géographiquement localisées du passé n’ont aucune signification dans le domaine des techniques, et qu’il est dès lors grandement illusoire d’espérer pouvoir adapter la technique aux formes traditionnelles du contrôle local (et, conséquemment, de mettre beaucoup d’espoirs démocratiques dans des procédures telles que les forums de citoyens ou les débats publics). La voie d’une représentation plus démocratique dans le domaine des techniques ne peut dès lors qu’être celle d’une transformation, dans le temps, des codes techniques et du procès éducationnel qui les inculque. Plus que pour une « démocratie forte », Feenberg plaide donc pour une « démocratie profonde », qui se fournisse les moyens d’une rationalisation collective des codes techniques, et qui aurait tout à gagner d’une redécouverte de certaines formes d’action collective, telles que la collégialité, le corporatisme, ou l’électivité dans les institutions techniques.
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