Le contexte
Une longue histoire
La communauté de Ban Khrua est vieille de deux cents ans, avec ses maisons en bois de teck construites sur pilotis le long du dernier klong (canal) navigable de Bangkok. La plupart des maisons en bois de Bangkok ont disparu, les klongs ont été recouverts de béton pour faire des autoroutes. La ville était à une époque connue pour ses bateaux, elle est maintenant connue pour ses problèmes de trafic routier. Ban Khrua, qui veut dire « peuple cuisine », est une relique noble et anachronique du vieux Bangkok qui, à l’aube du XIXe siècle, était une ville de canaux avec des maisons en bois de teck, des vergers d’arbres fruitiers dispersés le long de ses rivières et des champs de riz et de tomates.
Ban Khrua est aujourd’hui un bidonville entouré de buildings et d’autoroutes bruyantes. Il y a 50 ans, il y avait 800 maisons mais une enquête récente a recensé 1200, beaucoup d’entre elles habitées par des familles nombreuses. Ces maisons ont un grand nombre de chambres louées à des travailleurs pauvres, une ressource très rare dans la zone centrale misérable de la ville. Ces « résidents fantômes » augmentent la population de Ban Khrua à près de 3 000 familles. 70 % d’entre elles sont musulmanes.
La population ancienne de Ban Khrua était constituée de musulmans qui se consacraient à la pêche le long des fleuves Mékong et Tonle Sap (ce qui est aujourd’hui le Cambodge). Ils furent probablement faits prisonniers lors de la conquête de la Thailande par le roi Rama I et ils retournèrent en Thailande au début du XIXe siècle. En 1837, lorsque Bangkok s’établit comme la capitale de la Thailande, le roi Rama III ordonna la construction d’un klong pour relier les rivières Chao Phraya et Bang Pakon avec l’occident, afin de transporter des marchandises et des soldats.
Lorsque se construisit le klong Saen Saep, les autorités thailandaises placèrent différents groupes de population sur les rives des fleuves, tels que les ancêtres musulmans de la population de Ban Khrua.
Omar Damrilert, historien de la communauté, est fier de dérouler une carte (vieille de 100 ans) de la ville de Bangkok, où l’on voit clairement où se trouve la communauté de Ban Khrua, entourée de jardins et de champs. Actuellement, sur ces terrains, se dressent de grands bâtiments et des universités. Il précise que si on dessine une croix sur le plan actuel de la ville, les lignes se croiseraient juste sur Ban Khrua, le coeur de la ville.
Les habitants sont fiers de leurs ancêtres, car ils faisaient partie de la marine de Thailande qui défendit les territoires thaïs pendant les guerres avec Burma et le Viet-Nam. Le parc qui se trouve au centre de la communauté, autour de la mosquée avec son dôme vert, abrite les tombes de plusieurs héros nationaux qui reçurent des terres octroyées par le roi, en remerciement de leurs loyaux services à la Thaïlande. Pendant près de deux siècles, les parents et ancêtres des musulmans de Ban Khrua ont été enterrés les uns sur les autres, conformément au rituel musulman en usage dans ce cimetière, lequel maintien une relation très étroite avec la vie spirituelle de la communauté. Celle-ci, à son tour, se trouve intimement liée au terrain occupé par le cimetière. Pour certains observateurs extérieurs, ce rapport à la terre est incompréhensible.
Les titres de propriété
Saroj Phuaksamlee, leader de la communauté, explique que « pendant le régime de Rama VI, au siècle dernier, ceux qui se disaient résidents furent appelés pour enregistrer leur titre de propriété. Beaucoup répondirent à l’appel et obtinrent leur Chanood (titre de propriété), bien que d’autres ne le firent pas. La notion de propriété était alors nouvelle et personne ne se rendait compte de l’importance qu’elle allait avoir par la suite. Finalement, tout terrain sans titre de propriété se convertit en «propriété de la Couronne», ou resta sous le contrôle des autorités publiques. Cela ne veut pas dire que les gens durent s’en aller, car ils continuèrent d’habiter sur le même terrain. La situation se compliqua seulement lorsque la ville eut besoin de terrains pour construire une autoroute.
Le tissage de la soie
Comme beaucoup de gens des zones rurales du Sud-Est asiatique, les musulmans de Ban Khrua tissaient la soie à la main pour produire la toile avec laquelle ils confectionnaient leurs vêtements. Dans les années 50, Jim Thompson, entrepreneur américain, contribua à moderniser cette production domestique, en choisissant Ban Khrua comme base. Thompson introduisit des méthodes modernes pour tisser la soie, ce qui augmenta la production, tout en conservant la base familiale de la structure industrielle. Sa villa, faite de bois de teck, qui se trouve du côté opposé à Klong Saen Saep, est actuellement un musée et l’un des trésors historiques de Bangkok. Bien que la soie thaï la plus belle soit produite dans le Nord-Est de la Thailande, où la main d’oeuvre est la moins chère, de nombreux tisserands de soie de Ban Khrua continuent de tisser des toiles magnifiques pour des succursales de la compagnie que fonda originellement Thompson.
En 1962, le gouvernement créa la Rue Caroenpol qui traverse la communauté, en la divisant en trois parties. Cette action signifia l’expulsion de plusieurs familles, cependant, la communauté sentit que le projet était raisonnable pour la ville et n’opposa pas de résistance.
Améliorations dans la communauté
Dans les années 70, l’Institut National du Logement (National Housing Authority) lança les premiers schémas pour l’aménagement de la communauté. À cette époque « l’aménagement » était une idée nouvelle qui ne trouva pas beaucoup d’écho dans la ville où, en général, la rénovation urbaine signifiait démolir les maisons en bois pour construire des immeubles en béton. À cette époque, on parlait de « récupération des coûts » : les ingénieurs devaient planifier les améliorations, les entreprises de construction se chargeaient de l’édification et la communauté devait couvrir les coûts.
Le premier projet d’aménagement de l’Institut National du Logement fut celui de Ban Khrua. Lorsque les gens se rendirent compte qu’ils allaient payer pour supprimer les passerelles en bois et pour les remplacer par des passerelles en béton plus chères, ils décidèrent de ne rien faire. Le modèle de récupération des coûts fut unanimement refusé, ce qui contribua à mettre en place un modèle d’amélioration subventionné basé sur la communauté, qui est toujours en vigueur aujourd’hui.
Description du processus et acteurs impliqués
Le projet routier CD
En 1987, fut annoncée la construction d’une voie type « Colection-Distribution » qui couperait la communauté en deux. Ce projet fut très controversé, en particulier lorsque les gens apprirent que la moitié de leur terrain avec 800 maisons serait exproprié, ainsi que la mosquée la plus importante pour la communauté et la disparition de son cimetière vieux de deux cents ans. Face à cette situation, la population descendit dans la rue pour manifester fermement, bien que de manière pacifique, leur opposition.
Derrière le plan, on trouve la puissante Expressway and Rapid Authority (ETA) de Bangkok, responsable du réseau routier qui s’est considérablement étendu ces dernières années. Il s’agit d’une instance qui fait sa loi à Bangkok, une ville dont l’histoire et l’environnement ont été à chaque fois sacrifiés au nom de la circulation des automobiles.
Impact sur Ban Khrua
L’impact de la voie CD dans la communauté de Ban Khrua va plus loin que la démolition de centaines de maisons pour ouvrir un espace. L’autoroute à 10 voies sera nécessairement sur pilotis et passera au-dessus des têtes de ceux qui resteront dans la communauté : non seulement il leur sera impossible de soutenir la moindre conversation à l’extérieur de leur maison et la pollution de l’air s’élèvera de manière notable, mais elle couvrira sous son tablier de béton l’ensemble du quartier, ne laissant pas passer le soleil, et empêchant de voir le ciel. Au début du Ramadan, les fidèles ne pourront plus contempler la nouvelle lune depuis le toit de la mosquée, comme ils l’ont fait durant les deux derniers siècles.
En réponse aux manifestations de protestation, en 1990, la décision fut prise de modifier une partie du tracé de l’autoroute, afin de ne pas affecter la mosquée ni le cimetière. Selon l’ETA, ce changement de plan impliquait que la moitié de Ban Khrua laisse le passage aux équipes de démolition qui devaient réaliser les manoeuvres pour installer les pilotis.
À ce moment-là, la bonne organisation de la communauté de Ban Khrua permit de trouver l’appui d’universitaires reconnus et de groupes communautaires pour refuser le nouveau plan et continuer les manifestations de protestation. Au cours des 8 années de lutte, il y eut des progrès et des reculs. Durant cette période, la communauté de Ban Khrua est devenue une espèce de légende à Bangkok. Audiences publiques, résolutions du cabinet, annulations et résurrections du projet de la voie CD se sont succédé, suite aux pétitions, mémorandums, séminaires, manifestations et autres actions de protestation, toutes très pacifiques.
Histoire de la résistance
Les dix années de lutte contre l’ETA n’ont pas divisé ni épuisé la communauté, elles ont au contraire renforcé ses liens en créant une résistance presque monolithique contre les forces qui menacent ses terres et son peuple. Ban Khrua est le symbole d’une communauté mobilisée dans la résistance. Un universitaire connu a écrit : « Les gens de Ban Khrua sont en train de créer une culture, une culture politique nouvelle pour le secteur public et pour les habitants ».
La formation d’un comité ad-hoc
Depuis 1987, un Comité a dirigé la lutte de la communauté Ban Khrua, remarquablement organisée contre l’ETA. Des journées de prières, des manifestations de protestation, des résistances pacifiques, des symposiums : « Nous avons des journées religieuses régulières et cela nous maintient unis. Le matin, avant de réaliser notre dernière manifestation nous prions tous ensembles ».
Lorsque Saroj commença d’assister aux réunions avec l’ETA (le projet de l’autoroute venait à peine d’être rendu public), il sentit que les arguments en faveur du projet n’étaient pas raisonnables, car la zone était déjà traversée par des autoroutes et des ponts. Lors d’une réunion, on lui demanda de parler au nom de sa communauté. « Je ne savais pas grand-chose du plan à cette époque, mais je commençais à réunir de l’information. Plus j’apprenais et plus je me rendais compte que l’ETA trompait les habitants.
Exemple de la simplicité
Au cours de la lutte, Saroj s’est enorgueilli de ses racines et de sa communauté. Il est né dans une maison de bois vieille de 100 ans située au bord de la rivière de Klong Saen Saep. Au début, il avait honte des conditions dans lesquelles il vivait : «Ma maison en bois était très vieille et le toit avait des fuites. Lorsque j’allais à l’école, mon grandpère m’amenait à pied tandis que mes amis riches arrivaient dans des grandes voitures et vivaient dans des maisons en ciment. Je ne me suis jamais senti bien dans cette situation, mais lorsque nous avons été sur le point d’être expulsés, j’ai commencé à apprendre sur notre communauté et nos ancêtres. Nous nous sommes rendus compte de la beauté de nos racines et de notre communauté au moment où nous étions sur le point de les perdre.
Les liens étroits qui unissent les 1 500 familles de la communauté de Ban Khrua sont peu communs dans le Bangkok moderne. Sonkid Nimcharoen, président de Ban Khrua Sud signale que : « Nous sommes comme une grande famille, comme des frères et des soeurs. Si je n’ai pas à manger, je peux manger chez quelqu’un d’autre. Tu ne peux pas trouver ce type de relation dans le Bangkok d’aujourd’hui. Les gens qui habitent dans les immeubles de logements et dans les maisons de la ville vivent chacun de leur côté, de manière indépendante. Leurs chiens te mordent les talons si tu passes près de chez eux».
De nombreux observateurs restent perplexes devant une communauté dont les actions s’occupent de valeurs qui se sont perdues dans les villes modernes — la famille, la continuité (et non le changement), la terre des ancêtres, la simplicité humaine, le culte pacifique, la communauté. Sa résistance s’appuie sur des valeurs qui sont incompréhensibles pour les cyniques sans visages qui modèlent les villes modernes telles que Bangkok, car elle met un prix sur toute expérience humaine et la refusent de la vendre.
Cependant, lorsque les gens luttent contre les villes, ils payent aussi un prix très élevé : « Nous n’avons pas dormi en paix depuis dix ans, depuis que le projet a été rendu public. Et il semble que les nuits sans sommeil vont continuer », se plaint Saroj.
Tandis que les villes possèdent l’autorité pour déplacer, arrêter, marginaliser, avec la loi de leur côté, les communautés n’ont que leur entêtement.
La ville a essayé de présenter Ban Khrua comme une communauté qui s’oppose au développement, avec une minorité problématique et rebelle. «Les musulmans ont une image violente, celle que projettent les médias du monde entier. Nous luttons pacifiquement, et je suis content que nous ayons pu contrôler notre lutte. On nous a averti que d’autres groupes peuvent utiliser nos protestations dans des buts politiques et c’est pour cela que nous avons fait très attention à contrôler notre lutte », dit Saroj.
Il y a une chose qui fait la différence entre la lutte de Ban Khrua contre l’expulsion, avec d’autres expériences de déplacement qui ont eu lieu à Bangkok. La Thailande a une culture où traditionnellement les différents se résolvent par des compromis, en négociant un point intermédiaire, néanmoins, dans cette lutte, les parties en conflit n’ont pas cédé. La ville n’est pas disposée à renoncer à son autoroute et Ban Khrua n’est pas disposé à perdre une seule maison, ni un centimètre de ses terrains ancestraux. Avec Ban Khrua, la ville a trouvé une épine à son pied.
La prévention des incendies et la sécurité
Somjai Nuangniyom a vécu 65 ans à Ban Khrua. « La chose la plus terrible pour nous est la peur des incendies criminels. Tout le monde craint qu’un jour le feu consume nos maisons. Je ne peux pas dormir la nuit car j’ai peur du feu ». À Bangkok, les incendies provoqués sont la forme la plus courante de faire disparaître ce genre de quartiers avec ses maisons en bois. Tous le monde est conscient qu’une flamme, à un endroit précis, pourrait détruire leur communauté en une seule nuit et faire perdre l’enjeu de la lutte avec l’ETA.
Afin de neutraliser cette menace, la communauté dispose de trois équipes pour la prévention des incendies, localisées dans différentes parties du quartier. Chaque équipe dispose de 20 volontaires bien entraînés qui opèrent par rotation. Huit hors-bord furent achetés avec des équipements sophistiqués pour éteindre les incendies : ils sont prêts à intervenir tout le long du Klong Saen Saep. Jour et nuit, 26 hauts-parleurs reliés à un bureau de sécurité transmettent des signaux d’alarmes ou des avis. Des gardiens ont été placés aux entrées de la communauté et toute personne étrangère à la communauté doit s’identifier et donner la raison de sa visite.
Des gardiens volontaires de sécurité guident les personnes jusqu’à leur destination et s’assurent ensuite qu’elles pourront sortir sans difficultés. Avec ces précautions extrêmes, Ban Khrua s’est non seulement conservé intact, mais ce quartier a aussi gagné une réputation au niveau international de communauté solidaire qui s’est mobilisée pour affronter les grandes entreprises et les intérêts qui y sont liés.
Seuls quelques incendies mineurs se sont déclarés à Ban Khrua et ses unités de pompiers bien entraînés ont gagné une excellente réputation pour leur rapidité et leur aptitude à combattre les incendies dans d’autres zones le long du Klong, où les camions de pompiers de la ville ne peuvent se rendre.
Réactions des différents secteurs
La lutte de Ban Khrua s’est convertie en un point de rencontre pour toutes les personnes intéressées ou impliquées dans les droits des communautés. Un journal Thai très important a commenté récemment dans son éditorial : « Nous ne pouvons pas continuer à tolérer dans notre localité que les gens se voient forcés de sacrifier leur logement et leur moyens de subsistance pour le bénéfice de quelques intérêts privés. La solution appropriée est évidente : rejeter le projet de l’autoroute une fois pour toutes, comme le recommandent les audiences publiques. Les gens de Ban Khrua ont le droit de vivre et de mourir là où leurs ancêtres sont enterrés. La même chose pour leurs enfants et nos propres enfants ».
Depuis que commença la lutte, la communauté de Ban Khrua a gagné à sa cause et à ses stratégies de lutte pacifique, un large appui de l’opinion publique. Il semble que sa lutte a touché une fibre très sensible à Bangkok, une ville qui jour après jour se rend compte de tout ce qui a été sacrifié au nom du «développement» — histoire, sens de la communauté, beauté, tradition, environnement, santé, paix — pour finalement trouver qu’après tout, le «développement» n’est pas ce que l’on croyait.
Depuis le début de la lutte, des universitaires, des journalistes et des militants en faveur du droit au logement, comme des représentants de haut niveau de l’Institut National du Logement (NHA) et du Bureau National pour le Développement de la Communauté Urbaine (Urban Community Development Office, UCDO), prirent parti en faveur de la communauté et de sa lutte. Cholthira Stayawadhna, anthropologue de
l’Université de Rangsit et alliée de Ban Khrua depuis longtemps, avec une équipe d’économistes, d’historiens, d’ethnologues et d’étudiants de doctorat ont travaillé avec le Comité ad-hoc de Ban Khrua pour porter plainte contre le Projet de la Route CD. Pour cela, ils se sont appuyé sur la grande signification historique que représente la communauté pour Bangkok. La recherche, dans laquelle ont participé les jeunes et ceux qui ont été élevés dans la communauté, fut présentée devant la Thailand Research Fund (une agence financière très prestigieuse et très en vue) pour obtenir un financement. La recherche est présentée comme une étude de cas de violation des droits de l’homme.
Outre les nombreux soutiens extérieurs, c’est d’abord la solidarité et la cohésion extraordinaires de la communauté elle-même qui ont permis que la lutte se soit maintenue au cours de ces dix longues années.
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, Thaïlande, Bangkok
Contact Saroj Phauksamlee, Umar Damrilert, Ban Khrua Community, Bangkok, Somsook Boonyabancha, ACHR
73 Soi Sonthiwattana 4, Ladprao Road, Soi 110, Bangkok 10310, THAILANDE - Tel : (662) 538 09 19 - achrsec (@) email.ksc.net
Dr. Cholthira Satyawadhna, Thaï Studies Program, Rangsit University
Bangkok, THAILANDE - Tel : (662) 997 22 22 (poste 1363) - choltira (@) rangsit.rsu.ac.th
ACHR (Asian Coalition for Housing Rights) - 73 Soi Sonthiwattana 4, Ladprao Soi 110, Bangkok 10310, THAILAND - Tel : (662) 538 09 19 - Thaïlande - www.achr.net - achr (@) loxinfo.co.th