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La gestion de l’eau dans la Vallée du Dra (Maroc)

2000

Les communautés paysannes de la Vallée du Dra au Sud du Maroc, à l’instar, par exemple, des communautés andines dans le désert au Nord du Chili ou des petits producteurs agricoles du Sud de l’Espagne, développent des formes singulières de gestion de l’eau et de règlement des conflits rendues nécessaires par l’importance que revêt cette ressource naturelle pour leurs activités. Bien que différentes et liées aux contextes locaux, ces démarches reposent sur une donnée commune - la rareté de l’eau - et visent toutes un degré d’organisation permettant l’autogestion et l’utilisation de modes traditionnels de règlement des conflits, parfois alliés aux modes judiciaires de règlement contenus dans le droit moderne.

Au regard de ce constat, nous nous arrêterons sur l’expérience de la Vallée du Dra qui abrite environ 400 000 personnes dans 350 villages et 3 centres urbains. L’agriculture est l’activité la plus importante de la région. La production agricole est principalement destinée à la consommation nationale.

Dans cette région, où les précipitations sont très insuffisantes, les habitants sont régulièrement confrontés au manque d’eau. Il est pratiquement impossible de cultiver la terre sans faire appel à un système précis d’irrigation destiné à couvrir les besoins des exploitants. A cet effet, un système de répartition a été imaginé.

Chaque exploitant dispose d’une part d’eau dans une seguia (canal). La gestion de la seguia se fait de manière collective : il y a 90 communautés agricoles donc 90 seguias à gérer. Chaque communauté a le droit de prendre l’eau de la rivière jusqu’au remplissage de sa seguia. Ensuite, au sein même des communautés agricoles, la gestion de l’eau est très précise : dès la construction de la seguia, un tour d’eau est décidé, et la distribution se fait par rotation soit dans le temps (journée d’eau) soit dans l’espace (famille par famille ou parcelle par parcelle). Entre les communautés, le droit coutumier précise que la priorité appartient toujours à l’amont au détriment de l’aval.

Cette gestion communautaire de l’eau entraîne parfois des conflits qui sont réglés de manière spécifique, selon les groupes humains concernés.

Au sein des communautés agricoles, si l’exploitant a droit à une journée d’eau, le volume peut ne pas suffire et une solution devra être trouvée avec un voisin. Pour cela, un dépositaire du tour d’eau (une famille ou une personne) est nommé : c’est lui qui règle les changements du tour, peut porter un jugement qui se réfère au règlement communautaire. Si le problème ne peut pas être résolu ainsi, il demande de l’aide à l’assemblée communautaire ou à d’autres personnes qui connaissent aussi bien que lui le règlement.

Entre les communautés agricoles, les conflits naissent souvent l’été, du fait de la rareté de l’eau : les gens de l’aval demandent alors à ceux de l’amont de lâcher un peu d’eau même si ces derniers sont prioritaires. Il existe alors plusieurs manières de résoudre les conflits potentiels. Une première approche rendait compte du rapport de forces : à la violence succèdait la violence et les représailles. Cette manière de régler les conflits est devenue très rare mais les vestiges historiques témoignent de son importance dans le passé. Deuxième approche : il est possible de faire appel au sacrifice : les gens de l’aval vont égorger un mouton en l’honneur des gens de l’amont pour obtenir de l’eau. Cette pratique est intimement inscrite dans le rituel religieux des communautés et cela se fait lorsqu’il y a urgence pour irriguer des cultures sensibles. Une troisième forme est celle de l’entremise : un intermédiaire appartenant à la communauté, dont l’autorité est reconnue ‑ un sage, peut‑être une autorité religieuse ‑ est sollicitée par les gens en position de faiblesse (ceux de l’aval), qui lui demandent d’intercéder auprès des gens de l’amont pour qu’ils lâchent l’eau. L’ensemble de la communauté accorde une valeur à la parole et la médiation du sage. Cette négociation prend en compte des considérations techniques ; le sage tente d’instaurer une priorité dans les besoins d’irrigation à partir d’une demande bien ciblée. Bien que l’intervention de cette personnalité n’ait pas la valeur d’une autorité juridique, elle est cependant reconnue et respectée par le droit moderne. Enfin, il existe le recours aux tribunaux et au droit moderne : dans ce cas, le conflit est rarement réglé car les dossiers mettent beaucoup de temps à être traités par les autorités judiciaires. De plus, les tribunaux renvoient le plus souvent les plaignants devant la communauté pour faire appel au droit coutumier.

L’actuel processus de modernisation que vit le Maroc montre que l’Etat se trouve dans une phase de désengagement vis‑à‑vis des problèmes liés à l’entretien des infrastructures utilisées par les communautés. Sous couvert d’accorder à ces dernières plus de responsabilités et de leur offrir la possibilité d’accéder à certaines ressources, l’Etat tente, en même temps, de leur faire supporter une partie des coûts liés notamment au maintien des seguias. A cette fin, l’Etat incite les communautés à s’organiser en associations de gestion de l’eau et, par‑là même, transfère à la sphère privée les compétences des pouvoirs publics, moyennant des ressources financières. Ainsi, une cassure semble s’amorcer entre les communautés, opposant celles qui commencent à se constituer en associations pour être reconnues comme interlocutrices dans les discussions relatives à l’entretien des infrastructures, le transfert des compétences et l’accès aux moyens mis à disposition par l’Etat, et les autres.

Les questions qui se posent, dès lors, sont de savoir si le statut associatif répond véritablement aux besoins d’organisation et de gestion des communautés alors qu’elles possèdent leur propre forme d’organisation et de gestion traditionnelles. Comment vont-elles résoudre les conflits liés à la gestion de l’argent susceptible de leur être accordé ? Comment vont‑elles participer aux nouvelles dépenses que l’Etat ne veut plus assumer ?

Dans la pratique, un jeu subtil est en train de se mettre en place : les communautés se constituent en associations et utilisent leur statut associatif dans les négociations, dans les relations avec l’Etat. Pour le reste, elles gardent leur fonctionnement traditionnel. Ce mouvement à deux vitesses est émergent, il n’est pas encore possible d’en tirer des conclusions pour la suite.

Mots-clés

agriculteur, communauté paysanne, village, coutume, mode de résolution de conflits


, Maroc

dossier

Pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires, 2003

Source

Entretien

Entretien avec Lekbir Ouhajou, universitaire et consultant, novembre 1999, Agadir, MAROC

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