2002
Le numéro 43/44 des Cahiers du Brésil contemporain présente les résultats d’une recherche menée conjointement par des chercheurs brésiliens, argentins et français dans le Pernambouco, grande région sucrière du Nord-est du Brésil. A l’époque des enquêtes de terrain, cette région était le théâtre d’une mutation brutale des relations sociales, sur fond de crise de l’agro-industrie sucrière. L’équipe de chercheurs analyse donc les diverses dimensions de cette transition liée à la mise en place de la réforme agraire et de projets touristiques régionaux, dont beaucoup espèrent qu’ils seront créateurs d’emplois.
En 1997, date de l’enquête de terrain, l’espace social de la région est en pleine recomposition. Les engenhos (propriétés composées de moulins à sucre et de plantations de canne) considérés comme non productifs voient leurs terres redistribuées au profit des travailleurs ruraux par l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA). Certaines propriétés sont occupées par le MST (Mouvement des Sans Terre), d’autres par le syndicat de la commune de Rio Formoso (1) (FETAPE) ; une certaine concurrence existant entre les deux organisations (2).
L’occupation est devenue dans la plupart des cas la forme obligée de la revendication de la réforme agraire dans cette région. Elle permet à la redistribution foncière de se doter d’une légitimité à la fois individualisée (participation à l’occupation des terres) et institutionnalisée (collaboration entre l’INCRA et les mouvements de travailleurs ruraux pour établir les listes des bénéficiaires des terres expropriées). Pour chacun des différents acteurs sociaux de la région (maire, leaders paysans, administrateurs d’usine, moradores (3) d’engenho ou occupants de terres), la mise en place de la réforme agraire ou celle de projets touristiques régionaux permettent tous les espoirs, même si certains ont bien évidemment plus à perdre que d’autres dans ces transformations.
La disparition du lien de dépendance entre patrons et travailleurs ruraux
Autrefois, la relation entre le "Seigneur" de l’engenho et le travailleur était marquée par la connaissance et la dépendance : le travailleur qui était embauché devait présenter ses références, voire être recommandé au patron qui lui concédait la moradia (4), celui-ci s’engageant alors à lui assurer une certaine protection (soins en cas de maladie, conseils, etc.). Cette relation ne tenait souvent qu’au bon vouloir du patron qui avait le droit d’y mettre fin quand il le souhaitait. Ce lien, que les patrons interrogés s’appliquent à démontrer comme amical et complice, va progressivement se transformer avec l’arrivée de la crise et l’installation des travailleurs ruraux en dehors des engehnos, dans les villes les plus proches. Il continue cependant à influer sur le climat social, les paysans se refusant parfois (du moins au départ) à revendiquer leur droit à la terre et la mise en place de la réforme agraire, par peur de perdre cette protection. Les patrons considèrent, eux, que c’est l’arrivée des lois sociales qui a brisé les rapports harmonieux qu’ils avaient avec leurs travailleurs, et dégradé la situation de ces derniers, dans la mesure où la fin de la domination et de la protection personnelle qui lui était associée n’a donné lieu à aucune protection effective de l’Etat.
Le campement : l’une des issues possibles à la crise
Au début de la crise, les leaders paysans sont restés dans une stratégie de lutte pour le respect des droits du salarié (augmentation des salaires, application des accords syndicaux, etc.), mais devant l’importance de celle-ci, une autre logique a finalement été adoptée : la revendication de terres. Cette conception de la réforme agraire comme possible issue à la crise est liée à l’histoire de chaque engenho, de la relation qui y existait entre travailleur et patron et au sentiment de "dette" qu’ils peuvent avoir ou non envers lui. Le motif le plus souvent cité pour participer à une occupation et revendiquer une terre est de sortir de la relation de dépendance avec un patron et de travailler à son compte. La participation à une occupation relève en quelque sorte d’un pari sur l’avenir, celui de se voir attribuer une parcelle de terre par l’INCRA lors de la redistribution.
Des différentes entrevues avec les occupants ressort l’idée que l’on cherche une "place" dans un campement comme l’on cherche un emploi. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans le recrutement des travailleurs qui participent aux campements, la notion de connaissance personnelle intervient de la même façon que dans les relations entre patron et moradores. Ne sera en effet autorisé à camper qu’un travailleur connu du syndicat ou recommandé par un occupant.
Certaines de ces occupations se font en accord avec les patrons des engenhos qui souhaitent investir l’argent qu’ils toucheront en contrepartie de l’expropriation dans des projets de reconversion de la région en zone touristique. Certains travailleurs préfèrent d’ailleurs continuer à travailler pour leur patron, dans le cadre de ces nouveaux projets, ce qui leur permet de pallier l’inquiétude liée à l’absence de salaire et de protection lorsque l’on travaille pour son propre compte.
La transformation du champ politique local
En 1996 a été élu à la tête de la mairie de Rio do Formoso un syndicaliste de la FETAPE, alors que, jusque-là, les maires étaient plutôt issus des élites locales, souvent anciens Seigneurs d’engenho. Les compétences de ce nouveau maire résultent plus de son parcours syndical que de sa formation scolaire et professionnelle. Il va donc reproduire dans la gestion municipale certains traits du modèle de gestion syndicale, au travers notamment de la création d’institutions ou de groupes qui canalisent les différentes demandes de la population.
Selon l’analyse de l’équipe de chercheurs qui s’est consacrée à l’étude de ces transformations du champ politique, même si le maire souhaite rompre avec le système de domination personnelle qui régissait autrefois les relations entre les administrés et l’élu local (reproduction des relations existantes au sein des engenhos), il ne peut cependant y échapper totalement. Il se retrouve confronté à une situation complexe, devant gérer des problèmes auxquels son parcours syndical ne l’a pas préparé (problèmes urbains, contrôle du projet touristique régional, éducation, santé, etc.) sans remettre en cause sa capacité à aider les travailleurs ruraux dans la conquête de leurs droits.
Cette situation de transformation des rapports sociaux va cependant se retrouver modifiée par une nouvelle donnée : la publication d’un arrêté présidentiel, promulgué en septembre 2000 par le gouvernement fédéral, qui exclut du processus d’expropriation toute propriété faisant l’objet d’une occupation illégale. Ce processus d’individualisation de la revendication foncière, qui s’était progressivement associé à un mécanisme institutionnel, se retrouve ainsi remis en question par l’attaque dont fait l’objet sa pièce maîtresse, les campements.
lutte pour la terre, changement social, réforme agraire
, Brésil
Pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires, 2003
Livre
Centre de Recherche sur le Brésil comtemporain (E.H.E.S.S), Cahiers du Brésil contemporain n°43/44, coordonné par Lydia Sigaud et Benoît de Lestoile, 2001, 198 p.
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