Le droit pénal peut-il contribuer à instaurer un lien social ?
2001
Pour la rédaction de ce rapport, les auteurs s’inspirent d’exemples relatifs à la politique législative belge. Leur réflexion sur la place du droit et la justice dans leurs rapports aux citoyens est cependant, comme ils le soulignent dans certains passages, applicable à l’Europe et même aux Etats-Unis.
Les auteurs partent du constat que dans nos sociétés modernes, le lien social est fortement affaibli. Le triomphe du modèle de la démocratie de marché vient détruire les mécanismes classiques d’intégration sociale : la famille, le travail, la nation. Face à cette évolution, les systèmes traditionnels de production de sens (religions, sciences, idéologies politiques…) sont incapables d’apporter une réponse et de proposer de nouvelles idéologies mobilisatrices. Le droit n’échappe pas à ce phénomène de “ désinstitution ”. Il donne aujourd’hui, bien souvent, l’image d’un droit instable, faible, peu effectif, qui ne joue plus son rôle de gardien traditionnel des institutions, sans pour autant réellement traduire des formes de rationalités alternatives cohérentes (droit négocié, procédural, en réseau).
Cette crise du lien social est liée à une crise du temps social. Les auteurs identifient en effet différents types de panne. Panne de l’historicité d’abord : le passé ne semble plus rien avoir à nous dire et le futur est trop incertain. On est en manque de solidarité intergénérationnelle. Panne de l’initiative ensuite. Le processus de transformation de la société appartient avant tout aux gouvernements et aux entreprises, son sens échappe aux individus. Il n’existe pas de modèle d’avenir partagé par tous. Panne de la synchronie enfin. Qu’il s’agisse de partager le temps de travail, de repenser la solidarité entre jeunes, actifs et personnes âgées, de régler la vitesse de croissance entre les régions du globe, c’est de synchronie qu’il s’agit. Une société est-elle capable d’accélérer le rythme des uns et de ralentir celui des autres ?
C’est à ces défis que le droit se retrouve confronté. De plus, il subit la crise du temps : tantôt accéléré et frénétique, tantôt paralysé, il semble avoir du mal à maîtriser son propre rythme de changement.
“ Le transitoire est devenu l’habituel, l’urgence permanente ”
Pour produire un temps signifiant, le droit doit éviter deux obstacles : celui d’un temps figé qui ne laisse place à aucun changement, et celui d’un temps trop mobile qui ne permet aucune continuité. Selon les auteurs, pour pouvoir contribuer à l’établissement du lien social, le droit doit réussir à articuler quatre temps : le temps de la mémoire, qui lie le passé ; le temps du pardon qui délie le passé et lui ouvre un autre avenir ; le temps de la promesse qui lie le futur et permet à la société de s’y projeter par des lois ou des contrats ; et enfin celui de la remise en question qui permet au droit de s’adapter aux évolutions.
Mais l’importance de l’inflation législative, l’instabilité du droit et sa faiblesse ne nous prouvent-ils pas que nous sommes aujourd’hui entrés dans une conjoncture qui fait justement une place excessive à la remise en question ? Cette thèse se confirme au regard de l’importance de la production de lois. Dans tous les domaines, le droit est en mouvement. “ Le transitoire est devenu l’habituel, l’urgence permanente ”. On est passé d’un modèle qui était celui de l’écriture (ce qui suppose un auteur qui présente une certaine matérialité et une certaine stabilité) à un modèle de “ traitement de texte ” où l’auteur est inconnu et où le texte peut-être indéfiniment modifié. De plus, depuis l’apparition de l’Etat providence et la mise en place des politiques publiques, la loi se fait plus programmatique. Elle se doit d’être adaptable et prévisible, ce qui impose à ses auteurs une “ obligation de savoir ” - à la fois obligation de prévoir et de revoir - pour pouvoir anticiper les difficultés du lendemain et réorienter les options choisies si elles ne répondent pas au scénario prévu.
“ Ces crises du lien social et du temps social interpellent a fortiori le droit pénal et la justice pénale ”
Le droit pénal se retrouve-t-il lui aussi affecté par ces évolutions qui ne répondent qu’à une logique purement gestionnaire du droit ? Peut-il encore contribuer à instaurer ce lien social ? Les auteurs tentent ici d’analyser avec prudence - vu le manque de recul - le nouveau modèle d’écriture qui affecte le droit pénal. La production juridique revêt dans le domaine pénal les mêmes caractéristiques que dans les autres domaines : inflation pénale, accélération de la temporalité juridique soumise aux impératifs de l’urgence, écriture en “ traitement de texte ” pour pouvoir s’adapter aux nouvelles situations et légiférer provisoirement, modèle de régulation négocié avec l’apparition du contrat comme instrument privilégié de la régulation normative.
De plus, face au déclin très net de l’idéal de réhabilitation et de traitement du délinquant qui perdurait depuis de longues années, l’Etat social n’est plus aujourd’hui en mesure de mobiliser l’opinion autour de l’idéal d’une justice redistributive et de réduction des inégalités. “ Gestion des risques ” et idéologie de prévention sont les nouveaux objectifs auxquels se retrouve confronté le droit pénal dans le souci de reconstituer le lien social.
La médiation, restauratrice du lien social ?
Heureusement, le bilan est tout de même plus contrasté. Depuis quelques années, la prise en compte de la victime, exclue pendant longtemps du procès pénal, est venue en changer le déroulement en favorisant la restauration du lien social. Ce mouvement cherche à promouvoir des modes alternatifs de règlement des conflits, axés sur la négociation, la discussion, la participation et la réconciliation. Parmi les divers mécanismes de diversification dans la résolution des conflits (conciliation, probation, travail d’intérêt général…), c’est sans doute la médiation pénale qui incarne le mieux, pour les auteurs, l’idéal de justice négociée, intéressant les parties au règlement de leur conflit, cherchant à reconstruire le lien social brisé par l’infraction.
Les auteurs soulignent cependant l’existence de trois obstacles au développement d’un tel modèle : d’une part, l’un des soucis actuels étant de délocaliser, de rapprocher et d’accélérer la justice pénale, les nouveaux mécanismes de “ justice informelle ” contribuent-ils à développer une justice de proximité plus ouverte au dialogue ou simplement une proximité de la justice nécessaire à une intervention plus rapide et plus précoce ? D’autre part, cette éthique de discussion, de négociation a-t-elle une chance de s’imposer réellement dans un domaine qui repose traditionnellement sur “l’inégociable” et où, pour l’instant, les logiques de répression et de prévention des risques dominent ? La médiation ne suppose-t-elle pas la décriminalisation de certains conflits qui devraient être gérés dans la sphère civile ? Enfin, la tendance actuelle étant à l’accélération des procédures, laissera-t-on une place à une solution qui, assurant le lien entre le passé (l’acte), le présent et le futur (la réparation), requiert nécessairement une certaine durée ?
Ainsi, l’étude conclut que pour contribuer à l’institution du sujet et au nouage du lien social, la justice pénale doit s’efforcer de suivre cette voie : accepter de limiter son domaine de compétences en encourageant d’autres acteurs de la société civile à prendre leurs responsabilités et s’efforcer, dans ses interventions, à prendre le temps “ raisonnable ” qui permet au dialogue de se nouer, aux droits de la défense d’être respectés.
mode de résolution de conflits, système judiciaire, médiation, relations sociales
, Belgique
Pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires, 2003
Livre
CARTUYVELS Yves ; OST François, Citoyen, droit, société. Crise du lien social et crise du temps juridique, FUSL, février 1998 (BRUXELLES)
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