Comment les pauvres arrivent-ils à rester intelligents, bien informés et bien équipés
08 / 2002
Le régime soviétique s’est fondé sur la négation de toute propriété qui n’était ni "publique" (étatique de fait) ni personnelle (des biens de consommation). Cette attitude, enracinée dans les mentalités, donne des résultats attendus : la propriété n’était en Russie soviétique ni un objet sacré, ni un droit respecté, quelle que soit sa nature. Une appropriation n’était point un vol, pour beaucoup de personnes, s’il s’agissait de s’approprier un bien qui n’était pas personnel.
La privatisation et la libéralisation des échanges économiques ont appris à la majorité de la population à respecter la propriété privée. Or, la propriété intellectuelle, la moins tangible et la plus discutée, est toujours soumise aux anciennes attitudes. Ceci d’autant plus que durant la période soviétique toute une industrie souterraine existait et produisait des publications illicites comme des traductions, des bandes magnétiques et autres supports contenant des informations déclarées illégales pour des raisons idéologiques. Au début des années 1990, ces réseaux de samizdat sont sortis brusquement de l’ombre, tout en conservant leur attrait et leurs habitudes pour les activités illégales, et ce sont les mêmes personnes qui y travaillent.
Les réseaux de samizdat étant des réseaux privés, leur organisation demeure et se poursuit. Comme toute interaction personnalisée, ils sont difficiles à cerner ou à contrôler. Entre amis, entre collègues, le partage des biens est de règle, l’aide mutuelle spécifique à la culture russe aidant. Le partage des biens informationnels est une obligation, vu que le donateur ne perd rien.
Les techniques contemporaines de copiage facilitent les échanges. Ceci concerne tout d’abord les logiciels pour les ordinateurs personnels : une personne achetant un logiciel est une personne rare en Russie. Il n’existe pas de logiciel qu’on ne trouve en version pirate. Les efforts entrepris par les producteurs pour défendre leurs produits sont souvent vains, beaucoup de programmateurs russes sont des hackers qualifiés. Il en est de même pour la musique (les fichiers mp3 et autres formats), pour les films digitalisés ou pour les livres sous forme électronique. Ces échanges ne se limitent pas seulement à un cercle restreint de gens qui se connaissent, de nombreux produits piratés sont accessibles via l’Internet. Le plus souvent c’est l’oeuvre d’enthousiastes qui utilisent soit leurs ressources propres, soit des ressources institutionnelles pour le hosting. L’Internet russe voit jusqu’à présent une extension de deux communautés jadis restreintes et solidaires : les anciens usagers des réseaux électroniques corporatifs FIDO et les anciens membres des réseaux de samizdat. Seuls l’état des réseaux et l’expansion lente de l’Internet limitent les échanges et la prolifération des informations.
En parallèle, le vaste marché informationnel "ouvert" offre désormais des possibilités d’enrichissement énormes. La faiblesse du contrôle étatique facilite les piratages de toutes sortes: les éditeurs eux-mêmes sont souvent accusés de produire des quantités de livres, de disques etc. en tirages complémentaires, non déclarés et dépassant largement les tirages officiels. De la même manière, le marché des idées et des concepts est un domaine qui n’est quasiment pas pris en compte par la législation concernant les droits d’auteur.
Malgré toutes les conséquences négatives de ce mépris populaire envers la propriété privée, le piratage et le partage des ressources informationnelles remplissent une fonction sociale importante. Les changements économiques et sociaux du début des années 1990 ont en partie renversé la pyramide sociale. Les personnes qualifiées ont été dépourvues des ressources matérielles nécessaires pour mener leur vie intellectuelle habituelle ou pour trouver des informations indispensables pour leur travail. D’où le contenu des échanges informationnels informels et des transactions pirates : à côté des jeux électroniques on trouve des logiciels professionnels; à côté des livres de fiction on voit des ouvrages de sociologie, de mathématique, de philosophie ou de science politique traduits illégalement; à côté de la musique pop et des films de Hollywood on trouve des films " intellectuels " et de la musique classique. Le caractère interne de ce marché et la pratique des échanges interpersonnels empêche les détenteurs des droits russes ou étrangers de limiter l’extension du phénomène (ainsi, la plupart des sites pirates sont inaccessibles à partir d’adresses IP localisées en Europe ou aux Etats-Unis).
La situation a commencé à changer au début des années 2000. D’une part, la stabilisation économique aidant, les représentants de professions "intellectuelles" ne sont plus les plus démunis. D’autre part, la législation russe, les tribunaux et la police prêtent de plus en plus attention aux problèmes de propriété intellectuelle. Il existe 3 lois portant sur le sujet : la loi sur les droits d’auteur (1993, amendée en 1995), la loi sur la diffusion de logiciels (1992) et la loi sur la diffusion et la défense de l’information (1995). Le contenu est typique si l’on ne tient pas compte du fait que les idées, les principes, les méthodes, les découvertes ne sont pas l’objet des droits d’auteur. Le Code Pénal prévoit des sanctions pour la transgression de la loi; mais son exécution n’est presque pas contrôlée. Les procès sont extrêmement rares et toujours au résultat imprévisible.
Enfin, les valeurs occidentales liées à la protection des droits d’auteurs et des licences trouvent de plus en plus de partisans, quoique le phénomène se limite souvent à Moscou. Les attitudes en province changent peu. S’il s’agit de trouver un produit informationnel quelle que soit sa nature, tous se demandent à qui s’adresser pour l’avoir gratuitement ou pour l’acheter à un prix symbolique, et très peu envisage la possibilité d’un achat légal.
propiedad intelectual, apropiación de conocimientos, acceso a la información, intercambio de saber, informática, red de comunicación
, Rusia
Idées, expériences et propositions sur les sciences et la démocratie
La "culture du vol" portant sur les supports de la propriété intellectuelle est une réponse systémique que la société encore traditionnelle, ne serait-ce qu’en partie, donne au changement de situation économique. En essayant de conserver leurs habitudes de consommation de biens symboliques et un niveau acceptable de production intellectuelle, les Russes ne voient pas d’autre issue que de mépriser les droits d’auteurs. L’Etat voit mal comment les en empêcher, surtout que par ailleurs, les représentants de l’Etat y ont aussi recours. Deux vecteurs de changement sont envisageables pour un futur lointain : une hausse des revenus personnels et une restructuration de l’économie où la majeure partie de la population deviendrait des producteurs de biens intellectuels, ne se limitant plus au rôle de consommateurs. Aujourd’hui les idées et les informations coûtent peu en Russie, si elles ne sont pas importées.
Texto original
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