12 / 1999
Penser que la capitalisation d’expérience est spontanée serait vraiment idéaliser la réalité. Le rapport réflexion/action est une mise en tension. Il y a un phénomène anthropique dans toute organisation. Toutes les structures sont ponctuellement amnésiques.
Ma fonction de directeur est d’introduire de la mégatropie dans l’organisation interne de la fondation, c’est-à-dire de recréer de temps en temps des impulsions qui ne vont pas dans le sens du mouvement spontané des choses : un isolement de chaque responsable autour de son programme et de ses partenaires, et une fuite en avant dans le quotidien. Si on laisse se déployer ce mouvement pendant 2 ans, on obtient une dizaine de petites fondations qui prennent le café ensemble, mais autant d’annuaires que d’individus, plus de fiches de suivi (1), et on continue à lancer chaque année de nouvelles actions. La fonction du ’ patron ’ n’est pas de donner des ordres mais de réinjecter des impulsions, de créer des méthodologies de travail, de se fâcher quand ces disciplines horriblement exigeantes ne sont plus respectées.
Les personnes salariées de la FPH n’étaient pas différentes des gens qui entrent dans une ONG, une entreprise ou une administration ordinaire. L’école ou l’université n’ont jamais préparé quiconque à réfléchir à cela. On apprend à lire des livres, mais extrêmement peu à construire son expérience ou à rechercher de l’information. C’est donc une élaboration collective avec des gens qui ne sont pas préparés. Et le passage d’une motivation individuelle à un fonctionnement collectif est encore d’un autre ordre. On est vraiment dans le sens de la mégatropie : il faut réinjecter du désir, de la volonté régulièrement. On ne peut pas dire que les gens se soient formés collectivement ici de manière à ce que spontanément ça continue durablement et collectivement s’il n’y avait pas de cohérence et d’impulsion.
Quand on a conçu la capitalisation d’expérience, c’était au plan épistémologique, mais ça n’avait absolument pas été envisagé comme thérapie collective. L’idée était de rendre transparente une expérience pour qu’elle soit utile aux autres.
Nous n’avons pas compris dans l’immédiat que la capitalisation mettait en crise, combien ces organisations avaient des cadavres cachés dans tous leurs placards. Les aider correspondait pour moi, notamment au niveau des personnes, à un désir secret de prendre le temps, de respirer... sans du tout mesurer au départ à quel point prendre des distances par rapport à sa vie, collective en l’occurrence, mais même individuelle, était dangereux. J’ai sous-estimé le danger. C’est seulement depuis 5 ou 6 ans que nous disons aux gens que l’appui de la FPH est possible mais que cela risque d’être douloureux.
La conduite de la crise dans une organisation est quand même largement un problème de leadership. La capitalisation d’expérience n’est pas à recommander s’il n’y a pas un minimum de leadership dans l’organisation. Y a t-il une aide possible à la gestion de ces crises internes ? Je ne demande pas mieux, mais je ne suis pas sûr que nous en soyons capables.
Nous sommes honnêtes en prévenant et en indiquant au départ que la capitalisation risque de faire entrer les gens en crise. Mais il n’y a pas deux crises qui se ressemblent. Si nous sommes intéressés à financer ce type de travail, c’est parce que nous comptons obtenir le même type de produit que sur les réseaux et les rencontres, grosso modo résumable à ceci : ’ Voilà ce que l’on a appris de 10 ans d’expérience ’. Maintenant je ne suis pas du tout sûr que l’on ait les capacités, en temps, en affectivité et en méthode pour pouvoir accompagner les crises, car cela signifie quelque part la prendre à son compte, accepter un transfert. Mais le jour où l’on voit que des pratiques de thérapie collective sont possibles, je ne verrais rien de choquant dans le fait d’associer au financement d’une capitalisation le financement d’une thérapie.
Le flux d’information disponible double chaque année. L’accès à l’information est en train de se transformer radicalement, et du coup l’enjeu démocratique est déplacé de l’enjeu d’accès à l’information à l’enjeu de structuration et de sélection de l’information. Donc le processus de capitalisation n’est pas un processus de mise en pile de l’information, mais de structuration de l’information.
Comment aller à l’essentiel ? Cela se fait en deux temps. Il y a la responsabilité sélective inévitable de structurer l’information, et de chercher à venir à l’essentiel, et donc la capitalisation d’expérience, c’est une mise en tension d’une réflexion théorique et d’une pratique, ce n’est pas une somme d’anecdotes. Par contre on le fait à partir de sa réalité à soi, et on ne se permet pas de tirer de là, tout seul, une vérité universelle pour l’autre. L’autre doit avoir accès à notre vérité à nous, et c’est lui qui est le plus à même d’en tirer partie, même si on est prêt à répondre aux questions.
Il est évident que DPH ce ne sont pas des piles. DPH n’est pas séparable des analyses transversales. C’est en soi un processus de structuration de l’information, d’où mon insistance sur le thesaurus. L’organisation du thesaurus est un élément central de l’intelligibilité du réel. En réalité ce qui compte, c’est de repérer des configurations. C’est de l’ordre de la géométrie. L’enjeu est de comprendre à travers la confrontation de situations extrêmement différentes ce que sont les constantes. Ces constantes sont systémiques, c’est la manière dont la réalité s’organise. Une première étape est la triple sélection dans DPH à partir d’une réalité foisonnante de résumés et à partir de ces résumés, oser un commentaire. Puis à partir de ces deux choses, oser dire ce que sont les idées centrales qui émergent. C’est un travail sans fin bien entendu. Une fois que l’on a une nouvelle pile, il faut structurer cette fois ci l’ensemble de ces expériences à partir d’une approche géométrique. On peut appeler cela une capitalisation d’expérience collective. On part d’une réalité immédiate.
Elaborer sa propre expérience est constructeur pour soi, mais les pratiques collectives d’utilisation de l’expérience de l’autre ne sont absolument pas développées parce qu’elles ne sont pas apprises. DPH est une politique fantastique basée sur une erreur de diagnostic de départ. On a cru que les gens avaient vraiment envie de l’expérience des autres et qu’ils étaient prêts à payer le ticket modérateur de l’élaboration de leur expérience pour pouvoir bénéficier de celle des autres. Les gens n’ont pas appris à construire leur expérience, et encore moins à utiliser celle des autres. Donc tout le travail de DPH maintenant est un travail sur les médiations.
memoria colectiva, metodología, resistencia al cambio
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(1)Les fiches de suivi sont à la FPH un moyen de garder trace des contacts avec les partenaires et de toute réflexion ou information qui peut être utile dans le cadre des programmes menés par la FPH. Ce sont des fiches informatisés, datées, codifiées et indexées. Pierre Calame est le directeur de la FPH.
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