12 / 1999
Jusqu’à la réforme de 1983 concernant la propriété intellectuelle, les juges américains, soucieux de défendre la libre concurrence et influencés par la loi antitrust, étaient plutôt hostiles à la notion de propriété intellectuelle. Mais la création de la Court of Appeal of the Federal Circuit, désormais seule compétente pour juger en appel les affaires de brevets, s’est accompagnée d’un changement d’échelle en matière de dommages et intérêts (980 millions de dollars pour une affaire impliquant Kodak-Polaroïd, 300 millions de dollars pour une autre impliquant Pechiney); l’impact de cette évolution juridique ne s’est pas fait attendre : depuis 1983, le nombre de brevets déposés augmente de 10 pour cent par an aux Etats-Unis.
Ce mouvement s’est poursuivi et mondialisé avec diverses réformes internationales qui, selon Thierry Sueur, directeur de la propriété intellectuelle dans l’entreprise "Air liquide ", ont profondément modifié la stratégie des entreprises. Il ne s’agit plus aujourd’hui de gérer de manière opportuniste une collection de brevets, mais de manager véritablement cette activité, et notamment de fixer des chiffres d’affaires à réaliser à partir de ventes de licences. Pour cela, l’entreprise doit disposer d’une vision relativement complète de son activité, de sa stratégie, de ses valeurs, de ses forces et de ses faiblesses, et connaître également les technologies disponibles à l’extérieur et les brevets déjà émis par les concurrents.
Les coûts de protection du patrimoine intellectuel ne cessant d’augmenter, l’entreprise doit développer des processus d’évaluation permanents : la valeur d’un brevet tient compte du coût de l’invention, de la valeur de la technologie en question sur le marché actuel, et surtout du revenu qu’on peut espérer en tirer ; elle peut évoluer considérablement d’une année à l’autre, et oblige donc à faire des calculs à court, moyen et long terme et à les réactualiser en permanence, en fonction de l’environnement.
L’évaluation doit également tenir compte des usages que l’entreprise souhaite faire de ses brevets ; selon les cas, celle-ci peut :
- céder le droit d’usage d’un brevet ou même laisser l’invention dans le domaine public, plutôt que d’investir pour le protéger, fût-il lié au coeur de l’activité, en espérant éviter ainsi que les concurrents développent des solutions alternatives qui pourraient être plus performantes ;
- breveter certaines technologies dans différents marchés, une technologie pouvant avoir plusieurs applications ;
- constituer un portefeuille de brevets permettant de négocier avec des partenaires extérieurs des accords du type licence ou "joint-venture " ;
- déposer des brevets pour bloquer certaines pistes de développement et retarder les concurrents dans leurs propres recherches.
Le patrimoine intellectuel va probablement devenir l’une des principales sources de valeur dans la société du XXIème siècle, et certaines entreprises pourraient même se spécialiser dans le "licencing ", c’est-à-dire la vente de brevets. Cette évolution sera-t-elle fatale pour les petites et moyennes entreprises, qui ne peuvent développer un service entièrement consacré à la production de brevets, comme les entreprises dominantes ? Selon Th. Sueur, beaucoup d’entreprises, notamment dans l’électronique, se créent à partir d’un individu qui brevette une invention : quelle que soit leur taille, elles ont toutes à gagner dans cette évolution juridique qui protège le patrimoine intellectuel et stimule les inventions.
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, Francia, Estados Unidos de América,
Dans un récent "dossier pour un débat " publié par la FPH et consacré à un symposium sur l’eau, on trouve deux interventions particulièrement contrastées, l’une insistant sur le fait que l’eau est un patrimoine mondial à laquelle chacun doit avoir accès librement ; l’autre expliquant que l’énorme gaspillage dont l’eau fait l’objet ne pourra être enrayé qu’en rendant celle-ci payante, partout sur la planète, avec des prix correspondant au coût réel de traitement et de purification des eaux usées. Faut-il, pour favoriser le "progrès " qui figure dans le nom et dans les objectifs de la FPH, considérer que les inventions devraient être facilement accessibles à tous ou au contraire les "marchandiser " pour stimuler leur production et leur promotion afin de mieux les disséminer partout dans le monde ? A l’heure d’Internet et de la circulation instantanée des informations, le coût de protection des inventions ne peut qu’augmenter en même temps que leur valeur, et pourtant ce qui pourrait n’apparaître qu’un gâchis (dépenser en protection ce qu’on gagne en rentabilité)semble bien se traduire par un accroissement incontestable du nombre de brevets déposés et donc susceptibles de recevoir une application. Toute la question est de savoir si cette progression du nombre de brevets déposés correspond à une progression du nombre d’inventions, ou seulement à une inflation des dispositifs juridiques, dont les effets "pervers " sont d’ailleurs clairement énumérés par l’orateur, sans qu’il les qualifie comme tels (notamment le blocage des recherches de la concurrence).
Par ailleurs, sachant que dans le contexte de la mondialisation, la propriété intellectuelle sera bientôt la seule ressource qui restera aux pays développés, disposant d’un énorme gisement intellectuel grâce à leurs systèmes éducatifs performants, mais préoccupés par le transfert de technologies qu’entraînent notamment les délocalisations (voir la fiche "Libre-échange et inégalités "), on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle forme d’exploitation des pays en voie de développement par les pays riches : tout en leur achetant à peu de frais leurs matières premières, nous leur vendrons très cher notre matière grise, selon des conventions internationales que nous définirons à notre gré...
Actas de coloquio, encuentro, seminario,… ; Artículos y dossiers
SUEUR, Thierry, LEVY, Emmanuelle, La propriété intellectuelle, un centre de profit ? - séminaire 'Ressources technologiques' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1999 (France), V
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