Le marché de l’histoire d’entreprise est actuellement très florissant : près de 600 historiens s’y consacrent, contre 3 au début des années soixante. Depuis trente ans, un véritable capital de connaissances historiques sur les entreprises françaises est ainsi en cours de constitution.
Mais ce développement spectaculaire cache bien des ambiguïtés. Selon Patrick Fridenson, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, c’est toujours à un moment charnière de son existence (fusion, changement de dirigeant, nouvelle donne concurrentielle ou technologique)que l’entreprise sollicite l’historien, et les enjeux sous-jacents doivent être soigneusement décryptés si celui-ci ne veut pas se faire enrôler à son insu dans les stratégies des uns ou des autres ; la configuration idéale, qui consisterait à ce que ce soient des historiens "désintéressés" qui étudient l’entreprise comme tout autre objet de recherche, est impossible : seule une commande émanant de l’entreprise permet l’accès aux informations et aux archives. Dans ce cadre, la mise en place d’un comité de pilotage interne à l’entreprise mais accueillant des membres extérieurs paraît indispensable : ce comité pourra à la fois protéger et soutenir le chercheur, mais aussi garantir une certaine transparence de l’opération.
De nombreux problèmes méthodologiques surgissent également : les archives, souvent lacunaires et dispersées, sont souvent inaccessibles aux chercheurs ; les témoignages oraux peuvent s’avérer "enjolivés et friables" ; la compréhension des réalités de l’entreprise nécessite des compétences techniques pointues, aussi bien celles de l’ingénieur que celle du financier ; enfin se pose l’épineuse question du "temps de l’histoire" : faut-il arrêter le récit historique à une date suffisamment éloignée pour ménager le recul et la sérénité nécessaires ou est-il illusoire et donc risqué de croire échapper ainsi aux enjeux du passé, souvent toujours actuels ?
Une fois l’entreprise menée à bien, intervient le problème de sa publication et de la définition du public susceptible de s’y intéresser : les dirigeants de l’entreprise, l’ensemble des agents, les collègues historiens, le grand public ? Il n’est pas évident de trouver le langage et la présentation qui conviennent à ces différents destinataires, sans tomber ni dans l’hagiographie ni dans un exposé trop sec et ennuyeux. Sur le modèle des Etats-Unis, on voit apparaître en France des "agences d’histoire appliquée" qui ne bénéficient généralement pas du concours d’historiens professionnels, et dont le seul mérite est de livrer des produits faciles à lire pour l’entreprise. Mais les universitaires qui travaillent à l’histoire d’entreprises sont facilement soupçonnés par leurs collègues de devenir des mercenaires et de ne faire que du journalisme.
Il semble donc difficile de garantir la qualité des ouvrages d’histoire d’entreprises, d’autant que la demande extérieure reste limitée : en dehors d’ouvrages racontant l’épopée de tel ou tel manager médiatique, souvent sujets à caution, les Français se montrent en général indifférents pour l’histoire de leurs entreprises, qui n’ont pas vraiment droit de cité en dehors de la sphère économique.
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, Francia
L’entreprise souffre décidément du complexe de Midas, ce roi de légende qui changeait tout ce qu’il touchait en or, mais dont le bonnet cachait des oreilles d’âne : les enjeux de pouvoir et d’argent qu’elle recèle la font soupçonner des pires erreurs et manipulations en matière de construction d’un discours historique. On ne peut pourtant que se féliciter, me semble-t-il, que les entreprises se montrent soucieuses de s’évader quelque peu de l’urgence et de prendre le temps de porter un regard plus large sur elles-mêmes et sur leur histoire. J’ai beaucoup apprécié la position nuancée de P. Fridenson qui, sans sous-estimer ces difficultés, a rappelé, au cours du débat, qu’il appartenait au chercheur de se livrer à la critique des sources, qui constitue le fondement même de son travail. De même qu’Emmanuel Le Roy-Ladurie a pu reconstituer l’histoire du village de Montaillou à partir des minutes de procès en sorcellerie, des historiens américains ont pu tirer un grand parti des "histoires de vie" des collaborateurs d’Henry Ford, que son petit-fils et héritier avait fait recueillir et rédiger dans le seul but de rassembler des témoignages de la décadence de son aïeul.
Quant à l’ignorance des Français sur leurs entreprises et à leurs indifférences pour leur histoire, on aimerait en savoir davantage : la situation est-elle réellement différente dans les autres pays ? Existe-t-il vraiment, ailleurs, un marché pour l’histoire d’entreprise, à part celui des "success-stories "?
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FRIDENSON, Patrick, FIXARI, Daniel, L'entreprise face à son histoire : quel enjeu pour le management ? - séminaire 'Petits déjeuners confidence' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1995 (France), I
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