08 / 1999
Citant le philosophe Leo Strauss, Laurent Bibard, professeur à l’ESSEC, souligne une différence très importante entre la culture grecque et la culture judaïque qui, avec le christianisme, caractérise notre civilisation occidentale : chez des "païens philosophes" comme Platon ou Aristote, l’idée de nature est essentielle, tandis que dans la tradition juive, elle est seconde par rapport à celle de Création, dont elle résulte ; les uns mettent l’accent sur la connaissance de la nature, les autres sur la compréhension de l’action créatrice. Le christianisme, à travers la notion d’Incarnation, tente la synthèse des deux traditions : Dieu s’aliène dans la nature qu’il a lui-même créée et l’élève à sa perfection. Comme l’homme a été créé à l’image de Dieu, il peut lui aussi être créateur, bien que de façon infiniment inférieure. Dans la Genèse, l’homme reçoit également de Dieu le pouvoir de nommer les autres êtres créés, c’est-à-dire de les connaître et de s’en rendre maître - idée qui sera particulièrement exploitée par Descartes. Bien que Hobbes réduise cette ambition en affirmant que l’homme n’est capable de connaître que les objets ou encore les institutions qu’il a lui même conçus et fabriqués, et non la nature en général, l’homme peut malgré tout caresser un rêve de puissance et de maîtrise sur une partie du monde qui l’entoure.
Or, selon L. Bibard, cette "illusion" est en train de s’évanouir : en dépit des sciences et des techniques modernes, qu’il s’agisse des sciences dures, des sciences du management ou des sciences sociales, nous fabriquons un monde extrêmement complexe, fait de situations incertaines et imprévisibles. Il s’agit en fait d’un retour en arrière, au temps de la philosophie "nue", avant qu’elle se soit enrichie de sa rencontre avec les religions révélées : notre monde ressemble à celui d’Aristote, pour qui, contrairement à ce qu’affirmera Descartes, il est impossible de connaître le monde à travers une saisie analytique ; nous sommes obligés de renoncer à cette maîtrise de toutes choses dont nous rêvons.
L. Bibard évoque ensuite l’exemple de Socrate qui, alors que les pré-socratiques se consacraient à l’infiniment grand, comme Anaxagore ou Empédocle, ou à l’infiniment petit, comme Démocrite, s’intéresse aux gens qui l’entourent et part de leurs opinions diverses et contradictoires pour chercher la vérité.
Poussant le parallèle dans une direction inattendue, l’orateur suggère alors que les héritiers de ce philosophe ne sont autres (du moins idéalement)que les consultants d’entreprise : loin de toute ambition de maîtrise, ils se livrent auprès des membres de l’entreprise à une maïeutique qui doit permettre de mettre au jour leurs connaissances implicites et de découvrir les interactions possibles et les changements envisageables.
Comme, par ailleurs, le politique s’efface de plus en de plus devant l’économique, c’est lorsque ces nouveaux philosophes se tournent vers l’entreprise qu’ils assument le mieux la vocation politique à laquelle les philosophes "professionnels" ont en fait renoncé depuis fort longtemps.
Si la philosophie peut aider les managers à prendre conscience que l’ère de la "transparence du monde" et de la maîtrise est finie, qu’il faut recommencer à travailler à partir des opinions et redécouvrir l’art du dialogue (qui passe par le respect d’autrui), en retour, les philosophes gagneraient beaucoup à se tourner vers l’entreprise, à l’instar de Socrate, qui savait descendre dans la cité et s’intéresser à tous les aspects de la vie de ses semblables.
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, Francia
Cet exposé a le grand mérite de projeter sur le monde du management, de façon plutôt inattendue, la question de la possibilité de connaître le monde et celle du rôle que l’homme joue dans la "Création", telles qu’elles s’expriment dans la Genèse : agissons-nous "en connaissance de cause", ou comme des aveugles qui ne savent ce qu’ils font et ne voient même pas qu’ils sont nus ? L’interrogation mérite d’être posée, la plupart des entreprises ne se donnant que des objectifs limités, "aveugles" par rapport au reste du monde.
Mais plusieurs participants se sont étonnés que l’on puisse comparer de jeunes consultants, munis de leurs attachés-cases, à Socrate, un philosophe qu’on imagine en cheveux gris et longue barbe blanche, et qui, de surcroît, ne se faisait pas rémunérer : si un dirigeant actuel n’apprécie pas ce que lui dit son consultant, il n’a pas besoin de l’obliger à boire la ciguë ; il lui suffit de le remercier.
Un intervenant a pourtant signalé qu’il était "philosophe d’entreprise", sans préciser quelle était au juste sa fonction, et sans que les autres participants, apparemment stupéfaits par l’énoncé d’un métier aussi peu commun, aient songé à le lui demander : le fait que des managers soient capables de payer quelqu’un pour répondre à leurs questions philosophiques apparaissait sans doute comme un miracle tellement extraordinaire que tout le monde est resté aussi muet que Perceval devant la vision du Saint-Graal.
L’idée que désormais la philosophie politique doit, plus que jamais, s’exercer dans les entreprises, qui sont le moteur de la toute-puissante économie, est cependant parfaitement fondée, en dépit de nos philosophes universitaires qui méprisent par exemple les philosophes français du XVIIIe siècle et leur contestent même ce titre de "philosophes", sous prétexte qu’ils s’intéressaient à l’agronomie, au commerce, à l’industrie et à la vie sociale en général. Heureusement que, sans attendre que des philosophes patentés poussent la porte de leurs entreprises (on aimerait savoir s’il existe d’autres représentants de la "philosophie d’entreprise" que la personne qui s’est intitulée ainsi au cours du débat), certains managers ont pris l’initiative de réfléchir à la notion d’ "entreprises citoyennes" et de l’étendre à bien d’autres choses que la simple création d’emploi. A défaut de philosophes s’intéressant au management, vive les managers philosophes !
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BIBARD, Laurent, BOURGUINAT, Elisabeth, Les philosophes et l'entreprise - séminaire 'petits déjeuners confidences' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), III
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