10 / 1998
Selon Michel Berry, directeur de recherche au CNRS, les réponses proposées à la crise actuelle sont essentiellement d’inspiration économique : on demande aux entreprises d’embaucher davantage et de réintégrer les exclus. Or les entreprises sont contraintes d’écarter tous ceux qui paraissent peu compétitifs, non seulement pour améliorer leurs performances, mais parce que tout plan de licenciement fait monter leur cours en bourse ; même les " compétitifs " sont embauchés le plus souvent sur des contrats précaires ; enfin, pour se concentrer sur leurs domaines d’excellence, les entreprises sous-traitent, délocalisent et s’organisent en réseau, si bien que le droit commercial tend à se substituer au droit du travail.
Tous les efforts de l’Etat pour les pousser ou les contraindre à embaucher paraissent d’ailleurs voués à l’échec : les primes et allégements de charges créent des effets d’aubaine ou de substitution ; la réduction du temps de travail convient mal à des situations où l’efficacité et le stress sont valorisés : elle s’applique mieux dans les entreprises tayloriennes, qui sont en déclin ; quant aux contraintes qui sont imposées en termes de licenciements, elles ont pour effet pervers de dissuader les entreprises d’embaucher.
Plutôt que de tout attendre des entreprises, peut-être faudrait-il prendre plus au sérieux le problème de sens qui s’ajoute aux problèmes économiques. Un chômeur n’est pas seulement quelqu’un qui a du mal à honorer ses factures, mais aussi quelqu’un qui passe tout son temps, comme le lui imposent les ASSEDIC, à chercher un emploi qui bien souvent n’existe pas, et s’entend dire tous les jours qu’on n’a pas besoin de lui ; c’est aussi quelqu’un qui a perdu les poignées de main quotidiennes, les échanges oraux ou écrits à travers lesquels se transmettaient des informations ou se nouaient des relations.
Plus que le problème économique proprement dit, c’est, selon M. Berry, le sentiment de leur inutilité sociale et la destruction du lien social qui constituent l’aspect le plus insupportable de la situation des chômeurs.
Rappelant que le premier message qui est adressé à un nouveau compagnon d’Emmaüs, lors de son accueil, n’est pas " De quelle aide as-tu besoin ? " mais " Nous avons besoin de toi " (voir la fiche " Les communautés d’Emmaüs "), M. Berry se demande si l’on ne pourrait pas commencer par essayer de rendre aux exclus un peu d’utilité sociale, et par là, de reconstruire le lien social dont la perte de leur emploi les a privés.
L’orateur s’insurge notamment contre le fait que les chômeurs se voient interdire toute participation à une activité associative, sous prétexte que cela paraît incompatible avec la recherche active d’un emploi. Etant donné le dynamisme des associations en France (elles rémunèrent 800. 000 salariés et mobilisent des millions de bénévoles), on pourrait offrir aux chômeurs qui le souhaiteraient d’être mis à la disposition d’associations agréées : leurs indemnités seraient augmentées de 10
et maintenues au même niveau pendant la durée de leur contrat. Ce financement complémentaire pourrait être pris sur les aides à l’embauche actuellement versées aux entreprises, ou sur des recettes liées aux services rendus.
L’agrément serait accordé aux associations à titre provisoire, en fonction de l’utilité sociale de leur activité, sur le modèle de ce qui se passe pour les laboratoires du CNRS : les chercheurs sont fonctionnaires et leurs carrières sont presque bloquées ; il y a donc peu de stimulants matériels pour les motiver ; mais, tous les quatre ans, le CNRS a la possibilité de renouveler ou de supprimer aux laboratoires leur agrément, en fonction de leur activité pendant la période écoulée. En cas de suppression de l’agrément, les chercheurs conservent leur emploi mais doivent retrouver une place dans un autre laboratoire, avec les difficultés que pose leur insertion dans un nouveau collectif. C’est pourquoi la préparation de chaque échéance est l’occasion d’une mobilisation forte.
Dans le système proposé par M. Berry, les commissions d’agrément pourraient être constituées de représentants de l’Etat, des pouvoirs locaux, des entreprises, des organismes d’utilité publique et de citoyens, avec un président libre de tout mandat politique ; en cas de retrait de l’agrément, les chômeurs mis à disposition devraient trouver une autre association ou redevenir demandeurs d’emploi.
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, Francia
L’aspect le plus séduisant de cette proposition est le fait de s’appuyer sur les associations pour repérer les " gisements " d’utilité sociale, c’est-à-dire les demandes que chacun de nous peut formuler, que ce soit en matière de services, de culture, de démocratie, d’environnement, etc. : l’Etat a trop souvent montré qu’il ignorait les besoins du terrain.
Mais le maillon faible du système est l’évaluation à laquelle se livreraient les commissions d’agrément. On sait que dans le cas du CNRS, les évaluations sont souvent superficielles et leur poids contrebalancé par beaucoup de négociations et de pressions diverses ; quels seraient les critères objectifs de mesure de l’utilité sociale d’une association ? En particulier, serait-il facile de distinguer entre l’utilité sociale au sens " propre " (la réponse à une demande de la société)et l’utilité sociale au sens " restreint ", (la prise en compte du nombre d’emplois qui seraient supprimés par le retrait de l’agrément)? Quand les organisations syndicales de fonctionnaires défendent le " service public ", on a bien souvent le sentiment que c’est d’abord des emplois du service public qu’il s’agit. Or lorsqu’on veut créer du sens en se fondant sur une utilité sociale, on ne retrouve rien d’autre que... les lois du marché : toute offre (même non marchande)doit correspondre à une demande, et non simplement à l’intérêt personnel de l’offreur. Mais en l’absence de rapports marchands, comment mesurer la demande et la qualité de l’offre ?
Actas de coloquio, encuentro, seminario,…
BERRY, Michel, GIRAUD, Pierre Noël, IRIBARNE, Philippe de, Ecole de Paris de Management, L'entreprise, la cité et la guerre économique, Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), III
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