Jean-Pierre Nicolas, ethnopharmacologue à la faculté de pharmacie de Lille II, expose la nature de l’action qu’il mène au Guatemala, dans le cadre de l’action humanitaire, auprès des populations de la région du Quiché (environ 500 000 habitants). Sa motivation est double : étudier les plantes avec le souci constant d’un échange des savoirs et aider ces populations fortement désorganisées par la guerre à prendre ou plutôt reprendre en main leur santé sur la base des savoirs traditionnels. Une démarche qui fait actuellement ses preuves dans la contribution qu’elle apporte au bien-être de cette population et une étude dont on pourra dégager des éléments d’analyse applicables à d’autres recherches du même type.
Dans cette région qui possède actuellement le taux de morbidité le plus important d’Amérique centrale, la médecine traditionnelle a perdu de son influence sans que l’on puisse vraiment la remplacer par la médecine occidentale. Il était donc urgent d’adopter une approche qui permette aux gens de réapprendre à se soigner dans une harmonisation des deux médecines, afin de lutter contre cette dégradation grandissante de l’état sanitaire. Pour J.P. Nicolas, c’est en intégrant les éléments du savoir pharmacologique occidental au système de valeurs quiché, en adaptant la médecine moderne au système de représentation symbolique de ces sociétés, et non l’inverse, que l’on contribuera de la façon la plus efficace à prévenir et combattre la maladie et à rétablir un équilibre favorable à la santé. Tel est un des types d’approche de l’ethnopharmacologie.
Avant la guerre toute l’organisation de la culture maya concourait à la prévention de la maladie : l’utilisation du sauna (temescal), des régimes alimentaires très stricts, la pratique des massages, l’ingestion ou l’application de préparations à base de plantes, le rythme des activités, etc. En cas de maladie, les Quichés se soignaient dès l’apparition des premiers symptômes, avec des plantes mais aussi en appliquant des consignes de prudence rigoureuses. Le respect de cette hygiène de vie est devenu impossible: le système social est disloqué, les saunas disparaissent, les jeunes générations préfèrent le médicament, facile à prendre et symbole de modernité, à l’assujettissement à cet ensemble de contraintes. Mais si ces peuples sont tentés de délaisser la médecine traditionnelle qui exige de l’individu une certaine prise en charge (rituels évidemment plus pesants que la prise d’un cachet !), la médecine moderne leur reste pourtant largement inaccessible. Dans certaines régions il est presque impossible de trouver un médecin et de se procurer des médicaments occidentaux qui ne sont d’ailleurs acceptés par la population que s’ils sont conformes à son système symbolique de représentation.
Chez les Quichés et les Mayas en général, la santé résulte d’un équilibre entre l’individu et son environnement, et la maladie est conçue comme le signe individuel d’un désordre plus global, d’un déséquilibre au sein de l’harmonie du monde. Dans ce système de pensée, le médicament est conçu comme un des moyens de rétablir l’harmonie, symbolisée par le « frais ». Car c’est la dichotomie chaud/froid qui, dans toutes ses nuances, est à la base de la classification quichée aussi bien des maladies que des médicaments (végétaux, animaux, minéraux, chimiques), des âges et des états de la vie. Elle correspond dans la plupart des cas aux connaissances scientifiques modernes (le noyau de l’avocat, « très froid » et interdit aux femmes enceintes classées « chaudes », est effectivement abortif). Aussi aucun médicament ou traitement ne sera accepté par les Quichés, s’il n’est cohérent avec ce système. Les maladies chaudes doivent être soignées par des plantes fraîches ou froides et inversement. Durant les 10 jours qui suivent son accouchement, la femme qui est passée brutalement de l’état de très « chaud » à celui de « froid » doit, pour éviter un choc thermique fatal, ne pas consommer d’aliments « froids », qui sont précisément ce que lui donne ou conseille le centre de santé. Une contradiction qui rend inefficaces les efforts de ces centres et les discrédite aux yeux de la population. Il suffit de remplacer le sucre blanc et le citron (« froids ») des sirops de réhydratation utilisés contre les diarrhées « froides », par de la mélasse et de l’orange pour les faire accepter.
Ces exemples montrent la nécessité pour la médecine scientifique de s’adapter aux différents systèmes de représentation symbolique, faute de quoi elle perd efficacité et crédibilité. Se contenter de calquer un savoir engendre contradictions, déstabilisation et crise des valeurs. L’ethnopharmacologie est au contraire une réponse au défi qui consiste à rendre aux jeunes générations le sens de leurs valeurs traditionnelles. En harmonisant leur médecine avec la médecine moderne, elle la revalorise. Les « promoteurs », jeunes agents de santé indigènes formés par les ethnopharmacologues à ce double savoir, et qui acceptent la médecine traditionnelle à la lumière de la médecine moderne et cette dernière dans le cadre du système de classification traditionnel, vont à leur tour former les mères de famille, effectuant ainsi le retour aux populations de l’information recueillie sur leur pharmacopée traditionnelle.
La démarche de l’ethnopharmacologie est née de la prise de conscience que la perception du végétal, du minéral ou de l’animal d’une société donnée ne peut se réduire au seul intérêt biologique, car ces objets n’ont de sens que dans le cadre de la structure symbolique qui caractérise la société. L’acceptabilité des conseils ou des médicaments prodigués dépend de leur rapport de cohérence avec le système de représentation de la population. L’étude de l’action d’une plante passe nécessairement par l’étude de la place de cette plante dans le système symbolique. L’ethnologie se retrouve en amont de l’ethnopharmacologie par l’étude du système de classification et en aval dans l’adaptation au terrain des connaissances pharmacologiques qui en sont issues. C’est l’étude des systèmes de classification, qui est celle des rapports de l’homme avec son environnement, que la démarche ethnopharmacologique doit en priorité intégrer. Cette étude et l’analyse des extraits de plantes issues de la pharmacopée locale, puis l’élaboration de médicaments permettent le développement de soins de santé adaptés aux populations. L’ethnopharmacologie est donc le point de contact entre sciences de la nature et sciences de l’homme, entre analytique et global, lieu de coexistence du traditionnel et du scientifique. Elle situe la pharmacopée comme une plate-forme commune à des disciplines telles que l’ethnologie, la botanique, la biochimie, la pharmacologie, la médecine, l’écologie, l’agriculture…
salud, medicina tradicional, farmacología
, Guatemala
Idées, expériences et propositions sur les sciences et la démocratie
L’ethnopharmacologie est un concept nouveau à l’intersection des sciences exactes et sociales et un exemple de passerelle entre des champs que tout distingue, l’objet comme la méthode. La pluridisciplinarité fait évoluer les deux pôles scientifiques (de la nature et de l’homme) et permet de faire surgir des pistes d’investigation alternatives au savoir compartimenté.
Séminaire sur la pharmacopée arabo-islamique à Rabat, en mai 1994.
Actas de coloquio, encuentro, seminario,…
NICOLAS, Jean Pierre
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