La pluralité des paradigmes
04 / 1996
Une vision du monde qui articule les paradigmes dans la souplesse et la complémentarité, instaurant une continuité des modèles de compréhension du réel, et ouvrant sur une interdisciplinarité des compétences.
A l’origine de la démarche de cette philosophe, une profonde sensibilité à la richesse du monde sensible dans lequel, nous, êtres humains, sommes plongés, à l’instar de tout être vivant. Et une intelligence de la vie dans tous ses aspects et à tous ses niveaux, qui, dans une inspiration semblable à celle qui régna au siècle des Lumières, refuse les cloisonnements, les séparations entre la matière et l’esprit, le corps et l’âme, et veut éclairer la nature dans toutes ses médiations -en faisant fonctionner, au-delà de la vieille opposition entre matérialisme mécaniste et idéalisme abstrait, de réels dualismes. L’esthétique, la psychanalyse, l’homéopathie, notre intuition même que nous avons tous que notre corps n’est pas un objet matériel mais une structure vivante liée au monde, nous suggèrent l’existence d’une logique de l’interaction corps-âme, de règles de ces passages. A. Lagache montre l’impropriété du paradigme mécaniste -pour lequel tout est matière, y compris le corps vivant- à rendre compte des organisations biologiques qui, "dès la régulation cellulaire ont du sémantique, irréductible au mécanisme". A l’inverse, le paradigme des signifiants s’applique au vivant "en acte de ses fonctions". Mais Agnès Lagache fait plus ici que substituer un paradigme (être épistémologique)à un autre : elle esquisse ce que serait une vision du réel, non plus à travers "des domaines fracturés du savoir" mais dans "une continuité de différents paradigmes" correspondant à ce que nous pouvons saisir des niveaux d’organisation de ce réel. En limitant la validité d’un paradigme à l’objet auquel il s’applique, elle échappe au totalitarisme.
Pour A. Lagache, le corps biologique, vivant, ne "possède pas les qualités de l’objet qui sont la norme du paradigme mécaniste" (il n’en a pas l’identité stable mais "se constitue par une synthèse toujours recommencée" et dans un ordre irréversible; il est "plus que la somme de ses parties"; surtout, il est "une structure de communication informée et informante..." en dialogue permanent avec l’environnement interne et externe auquel il n’a pas même la possibilité d’être indiffèrent : "le corps vit de l’échange à tous les niveaux", il "reçoit et traite les informations qui lui permettent d’organiser sa propre existence"). La connaissance des organisations biologiques ne peut donc se réduire à celle qu’en donne l’approche physico-chimique.
Convaincue que "le corps communique avec le monde selon des règles qui lui sont propres" et n’ont rien à voir non plus avec la symbolique du langage et la conscience rationnelle, elle a fait l’hypothèse d’une sémantique autre que linguistique, située entre cette dernière et l’ordre mécaniste. Ce modèle est une logique de la communication analogique. La loi d’exclusion du situs (l’objet ne peut être à deux endroits à la fois, aussi donner un objet équivaut-il à s’en appauvrir)y est remplacée par l’introduction de la dimension temporelle avant/après et le "passage du sens" (l’échange d’une information enrichit celui qui en est l’auteur). La norme du mécanisme ne convient donc que partiellement à cette "totalité individualisée, finalisée et vivante" qu’est le corps.
Est-ce à dire que le paradigme mécaniste de la science positiviste doive être abandonné? Non! Et c’est précisément l’écueil contre lequel A. Lagache nous met en garde. A chaque "outil" ou grille logique correspond un profil de la réalité qui s’y trouve éclairé. Différents paradigmes s’enchaînent. Ainsi esquisse-t-elle un synopsis philosophique dans lequel un niveau de logique convient à chaque niveau d’organisation. Si dans le réel "tout se noue dans la continuité de médiations inconnues", notre intelligence reconnaît par endroits, -là où "les mouvements du monde font des grumeaux"-, des "stratifications assez permanentes pour y percevoir des objets typiques". Cette suite de niveaux peut se "débobiner" ainsi :
- Le paradigme mécaniste applicable aux objets matériels, répondant aux notion de masse, loi du situs, normes des interactions externes et négatives.
- Le paradigme cybernétique, qui introduit de nouvelle propriétés plus que mécaniques, entre autres "la transcendance du tout sur les parties", et dont le violon fournit l’illustration parfaite.
- La complexité du système s’accroissant et "une boite noire s’étant formée quant à la connaissance des éléments" c’est le paradigme systémique qui permet le mieux d’appréhender les phénomènes.
- Très proche de lui et lui ressemblant comme un frère, le paradigme des signifiants introduit "l’effet propre du sens", sens qui "est un émigrant", transitant, comme l’a remarqué Merleau-Ponty, d’un ensemble dans un autre ("Déjà la simple présence d’un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des nourritures, ailleurs une cachette..."). Les signifiants sont des "objets sémantiques" dont la circulation obéit aux lois originales de la communication analogique. L’information n’est pas un objet mais une différence, qui modifie irréversiblement le receveur. Et si le mode le plus simple de la représentation est une mimesis passive, la structure vivante est aussi capable de mimesis active : c’est-à-dire de recevoir l’objet sémantique comme information sur l’objet matériel, appelant traitement et régulation active par l’ensemble du système. Pour que l’information soit reçue, traitée, voire négativée comme dans la catharsis aristotélicienne, l’objet doit être "allégé" pour "ne pas tomber dans la détermination matérielle". C’est le cas de la haute dilution homéopathique ou des anticorps anti-idiotypes image interne d’un antigène.
On est ici dans le domaine de la plus grande précision: le remède homéopathique est reçu par l’organisme vivant et malade s’il est choisi selon son image pathogénétique. Il est un objet sémantique, ce qu’on ne peut comprendre que si l’on a aussi préalablement compris que le sémantique n’est pas l’apanage exclusif du psychologique, mais qu’il est spécifique du vivant. Loin d’être un objet compréhensible dans le cadre d’un paradigme mécaniste, le vécu biologique est "soumis aux conditions de la logique du sens".
filosofía, epistemología, biología
, Francia
Ce "paradigme du sens", qui n’a plus la matière pour objet mais l’information concrète que le corps échange avec le monde, comble le fossé creusé depuis deux siècles par la division idéologique entre le corps et l’âme et le vide vertigineux dans la lisibilité de la réalité. Mais ce n’est pas le paradigme mécaniste en lui-même qui est illégitime, c’est, au carrefour d’intérêts extérieurs agrippés aux champs du savoir, la prétention totalitariste de ceux qui veulent l’imposer comme unique approche. Il n’est pas "scientifique" de rejeter hors du rationnel ce qui n’est pas matériel.
Artículos y dossiers
LAGACHE, Agnès, Notes sur les bases conceptuelles de la science, Kluwer in. Revue internationale de systémique, 1995 (Pays Bas), Vol 9, n° 2
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