L’histoire retiendra que "chernozem", littéralement "sol noir" en russe, est le titre donné par le savant russe Vassili Dokoutchaiev à un ouvrage qu’il publia en 1883 suite à une étude qu’il mena sur les sols des steppes d’Ukraine. Étude qui lui a été commandée par la plus haute autorité suite à des années de disettes. Dokoutchaiev allait, ainsi, créer une nouvelle science : la science du sol ou pédologie. Et tous ceux qui ont étudié ou approché cette science vous diront que le chernozem est un sol noir parce qu’il est riche en matière organique ; qu’il possède une très bonne structure, une forte activité biologique et de bonnes réserves minérales.... Bref, un sol qui présente des conditions optimales pour le développement végétal. Le chernozem est en effet considéré comme l’un des sols les plus fertiles de l’Europe.
Le chernozem existe en Russie occidentale, où fut d’ailleurs installée à la fin du 19ème siècle par Dokoutchaiev et ses disciples la première station expérimentale (région de Voronej)pour étudier les phénomènes de sécheresse et d’érosion des sols par les eaux et les vents. Mais, il est surtout répandu en Ukraine où il couvre 22 millions d’ha et représente 64 % des terres arables de ce pays qui a une superficie agricole de 42 millions d’ha (chiffres de 1988)sur une superficie totale de 60.3 millions d’ha. De ce fait, l’Ukraine a de tout temps été un grenier à blé.
La richesse naturelle du chernozem n’a malheureusement pas résisté à sa très mauvaise gestion. Les sols se dégradent et leur productivité décline régulièrement depuis des décennies.
Selon les observations faites par Dokoutchaiev à la fin du 19è siècle la teneur en humus des chernozems ukrainiens atteignait 11 à 12%. La teneur moyenne est descendue à 3.5% en 1964. En 1989, le plus riche des chernozems ne contenait pas plus de 6% d’humus et la moyenne était 3,2%. L’érosion, qui touche près du tiers des surfaces agricoles d’Ukraine, est considérée comme la principale cause de perte de l’humus. Sur des pentes de 3 à 7 , les pertes de terres atteignent de 100 à 200 tonnes/ha/an et, le Comité pour la Science et la Technologie a estimé, dans un rapport de 1990, que chaque tonne de production agricole a coûté à l’Ukraine près de 7 tonnes de sol superficiel ! Dans le rapport officiel du Comité des Statistiques d’État publié une année avant, on estimait que 29 % des terres arables d’Ukraine sont victimes d’érosion hydrique et 50 % d’érosion éolienne. Dans ce même rapport, on estimait que l’acidification, la salinisation et les inondations affectaient respectivement 13%, près de 4% et 2.5% des terres arables de l’Ukraine.
La Salinisation et les inondations progressent très rapidement en raison des travaux effectués depuis les années 1970 pour irriguer les chernozems d’Ukraine méridionale. Si l’irrigation entraîne lors des premières années une amélioration sensible de la productivité agricole, la situation change radicalement ensuite du fait de la salinisation qui se développe. Les sols perdent alors leur structure et leur détérioration devient irréversible. Ils ressemblent alors à du béton. Cette irrigation est d’ailleurs tellement mal conduite qu’elle peut engendrer de fortes érosions et de grandes inondations. Ainsi, l’Ukraine a perdu dans ses canaux d’irrigation 1.34 Km3 de terre en 1988 et 1.17 Km3 en 1990. En 1989, le déversement dans les champs d’énormes quantités d’eau a conduit à l’inondation de 200 000 ha de terres cultivées et 180 exploitations agricoles. Il fut même nécessaire d’évacuer des villages entiers et 1ha de terre sur 6 avait besoin, par la suite, d’être restauré.
En plus de ces calamités, les sols d’Ukraine ne sont pas exempts des pollutions chimiques, notamment par les pesticides et les nitrates et des pollutions microbiologiques. Il reste, cependant, que la pollution par la radioactivité causée par l’accident de Tchernobyl est la plus préoccupante. Depuis 1985, l’Ukraine a perdu 2.45 millions d’ha de terres agricoles.
L’Ukraine dispose encore d’une réserve de 57 millions de m3 de sols superficiels productifs qui ont été raclés à la surface de quelques 200 000 ha touchés par les activités minières ou industrielles. Cette terre a théoriquement été stockée en attendant lafermeture des mines et des carrières. L’avenir nous dira si cette prévision aura été utile ou comme le soutient l’auteur, ces terres stockées auront perdu toutes leurs qualités car, selon lui, leur richesse tient à leur activité biologique.
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, Ucrania
Des sols et des hommes : récits authentiques de gestion de la ressource sol
Il est très instructif de savoir et très important de faire savoir que même les sols les plus riches et les plus stables au monde ne résistent pas à la dégradation quand ils sont mal gérés. L’appauvrissement dramatique en matière organique des chernozems ukrainiens n’est vraisemblablement pas du uniquement à l’érosion comme semble l’affirmer l’auteur. L’érosion contribue grandement à la perte de l’humus du sol, mais elle ne peut - surtout pour l’érosion éolienne - se déclencher dans ce type de sol naturellement bien structuré que si les particules élémentaires perdent préalablement leur cohésion. Cette destruction de la structure qui prédispose le sol à toutes les formes d’érosion peut être le résultat de l’intensification du travail du sol. Le travail intensif du sol peut en effet, et cela est connu, conduire à une importante perte, par oxydation, de la matière organique du sol et à une réduction considérable de son activité biologique.
Sur un autre plan, il est vrai que transformer un chernozem en béton par une irrigation mal maîtrisée, décidée par un pouvoir politique central en dépit de tout bon sens et de toute réticence, est très révoltant. Mais, la dégradation des sols dans le monde n’a pas été et n’est pas l’apanage des sociétés où la démocratie faisait ou fait encore défaut. Dans les sociétés dites démocratiques, les sols ont été et sont encore autant sinon plus dégradés. Pourtant des voix se sont élevées et s’élèvent encore, dans ces pays, pour attirer l’attention des pouvoirs publiques sur les conséquences de la mauvaise gestion des sols. Il serait, en fait, plus juste de dire que c’est la course au productivisme, qui a caractérisé toute la période qui a suivi la seconde guerre mondiale, aussi bien dans le monde communiste que dans le monde capitaliste, qui a causé le plus de dommages aux sols. Et, malgré les transformations récentes du monde, l’observation permet malheureusement de dire que la dégradation des sols durera tant qu’il y aura encore des inégalités entre les sociétés et entre les hommes et tant qu’il n’y a pas de prise de conscience profonde des humains à la nécessité de préserver et de gérer durablement cette ressource rare.
Libro
MNATSAKANIAN, Ruben, L'héritage écologique du communisme dans les républiques de l'ex-URSS, Frison-Roche, 1994 (France)