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Le succès asiatique est-il transférable ?

La réponse pour les pays qui cherchent à reproduire les succès asiatiques n’est pas d’essayer de transplanter la culture asiatique sur un terrain qui lui est étranger mais d’exploiter leurs propres traditions culturelles au profit des valeurs qui exaltent la discipline, le travail acharné et l’esprit d’entreprise

Pierre JUDET

09 / 1996

La plus étonnante histoire à succès de développement économique vient de l’Asie de l’Est ; lancée à partir du Japon, elle a dessiné un gigantesque croissant de prospérité jusqu’aux pays de l’Asie du Sud-Est. On a souvent mis en avant, pour expliquer ce mouvement, le rôle de la culture asiatique, en particulier de la tradition confucéenne encourageant : discipline, travail acharné, frugalité, respect de l’autorité et passion pour l’éducation. Mais le Confucianisme n’est pas seul en cause ; il faut compter également avec le Bouddhisme et le Shintoïsme.

Si les succès économiques asiatiques peuvent être expliqués par la culture, même partiellement, les implications pratiques en sont immenses. Dans ces conditions, le modèle asiatique peut-il en effet être appliqué par d’autres pays ? Si ce facteur est déterminant comment transférer par exemple le modèle asiatique en Afrique ? Pour répondre à cette question, une recherche a été entreprise sur la diaspora chinoise (50 millions de personnes). Dans la mesure où la grande majorité des entreprises chinoises de la diaspora relèvent de la propriété familiale, la culture familiale renforce le dévouement, l’oubli de soi, le pragmatisme discret, la cohésion et la souplesse de leur personnel. Cela a également des conséquences sur la taille de l’entreprise : la plupart de ces entreprises sont de petite taille.

A la question : à qui faire confiance ? les Chinois répondent : dans la famille proche. En général, cette caractéristique familiale a été une force lorsque les Chinois d’outre-mer entrent en concurrence économique avec d’autres groupes ethniques : Britanniques et autres occidentaux à Hong Kong, Malais et Indiens en Malaisie.

Mais s’il devenait nécessaire dans l’avenir de créer des organisations de grande taille, ces mêmes Chinois seraient-ils désavantagés ? Dans le cas malais par exemple, les Malais pourraient bénéficier d’une éthique musulmane modernisée leur procurant l’appui d’une loyauté transfamiliale qui ferait défaut aux entrepreneurs chinois.

D’autre part, pourquoi cette dimension familiale n’a-t-elle pas été plus payante à l’intérieur de la Chine elle-même ? Il est vrai que dans une économie centralement planifiée même le capitaliste le plus dévoué est toujours en position difficile en dehors des circuits parallèles. Si l’on considère la Chine d’avant le communisme, la réponse n’est pas évidente. Dans la vieille Chine en effet, la tradition confucéenne classique était elle-même profondément conservatrice et pleine de dédain pour les valeurs marchandes. De plus, la famille chinoise primitive d’avant l’émigration était prise dans un vaste réseau d’obligations liées à la parenté qui rendait difficile un processus d’accumulation. C’est seulement en émigrant que les membres de la famille ont pu échapper à ces obstacles qui se dressaient devant le succès capitaliste. Une fois à l’étranger, ils n’ont plus à tenir compte ni de la tatillonne bureaucratie d’Etat, ni des mandarins méprisants, ni des récriminations des parents enclins à mettre leur nez ou leurs mains dans les affaires de la famille.

L’important ici, c’est que les mêmes traits culturels ne mènent pas toujours aux mêmes résultats. Parfois ils peuvent "dormir", en attendant que les circonstances deviennent favorables. Dans le cas des Chinois d’Outre mer, l’héritage culturel de fortes valeurs familiales peut avoir produit de la stagnation économique au pays et de la prospérité à l’étranger.

On retrouve les mêmes potentiels et la même latence chez les catholiques espagnols ou portugais mal adaptés au développement capitaliste, chez eux, en Amérique Latine, aux Philippines, alors qu’en Espagne, le mouvement de l’Opus Dei a rompu avec cette tradition. Profondément conservateur en matière théologique, ce mouvement a joué un rôle très important dans la création d’une économie capitaliste dynamique dans l’Espagne des années 1960.

Même si les cultures se reproduisent souvent avec une remarquable continuité, il ne faut pas confondre ces héritages culturels avec une prison. Le Japonais chef d’une entreprise de grande taille n’est pas simplement un samouraï en costume trois-pièces. Au contraire, il arrive qu’un peuple change radicalement de croyance et de comportement pour créer des modèles culturels entièrement nouveaux, parfois sur une période de temps étonnamment brève. Cela se produit par exemple lorsqu’un peuple subit d’intenses pressions par suite de transformations économiques et sociales associées par exemple à une migration de la campagne vers la ville. C’est ce qui arrive en Amérique Latine avec l’expansion du Protestantisme en liaison avec le développement d’une classe d’entrepreneurs et avec la nouvelle croissance économique du continent.

Cela veut dire que la réponse pour les pays qui cherchent à reproduire les succès asiatiques ce n’est pas d’essayer de transplanter la culture asiatique sur un terrain qui lui est étranger, mais plutôt, pour ces pays, d’exploiter leurs propres traditions culturelles au profit des valeurs qui exaltent la discipline, le travail acharné et l’esprit d’entreprise.

IREPD (Institut de Recherche Economique Production Développement) - UPMF BP 47, 39040 Grenoble Cedex. Tel 04 76 82 56 92. Fax 04 76 82 59 89 - Francia - web.upmf-grenoble.fr/lepii - lepii (@) upmf-grenoble.fr

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