En Asie, la liberté du marché n’est pas un but en soi mais plutôt un des instruments utilisés pour atteindre des objectifs subordonnés à l’impératif de croissance industrielle et de puissance
09 / 1996
L’Asie de l’Est et du Sud-Est pèse de plus en plus lourd dans l’évolution du monde :
- poids de la population ;
- poids d’une population de mieux en mieux éduquée, en train de maîtriser son évolution démographique ;
- poids de la richesse créée, en particulier de la production industrielle : textiles et chaussures, mais aussi acier, automobiles, électronique et aérospatiale.
- poids d’un énorme marché de consommateurs.
L’IRRUPTION DE L’ASIE ET LE DEVELOPPEMENT
L’irruption de l’Asie sur la scène mondiale donne une nouvelle dimension au débat sur le développement économique en faisant sauter plusieurs verrous : il est en effet devenu impossible d’écrire que "le Tiers Monde est dans l’impasse". Comment en effet parler d’impasse, alors que les progrès constatés en Corée, à Taïwan, à Hongkong et à Singapour, en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie puis en Chine mettent en lumière la réalité d’une transition démographique rapide ainsi que la maîtrise, imprévue il y a 20 ans, de technologies avancées.
L’irruption de l’Asie oblige, d’une part, à situer le vieux débat "Etat/marché" sur un terrain renouvelé. Pendant longtemps, certains auteurs ont présenté les succès asiatiques comme le résultat de politiques libérales et d’ouverture au libre jeu des forces du marché.
Une telle interprétation est, à l’évidence, une caricature car dans cette région, les Etats n’ont jamais hésité à manipuler : prix, taux de change et taux d’intérêt, tandis qu’ils n’ont cessé d’intervenir pour aider les entreprises à franchir les étapes de l’industrialisation et de la maîtrise de la technologie.
Un Etat riziculteur
Les pépinières sont une parure de l’Asie rizicole ; elles assurent un bon départ à la jeune pousse de riz qui sera plus tard repiquée en plein champ. L’attitude de l’Etat vis-à-vis de l’industrie n’est pas sans analogie avec celle du riziculteur.
En Corée, le Général Park, entre 1962 et 1979, a présidé chaque mois une réunion rassemblant les principaux ministres, les grands groupes, les représentants des Associations industrielles, pour faire le point sur la réalisation des objectifs fixés à l’exportation, avec récompenses et sanctions : les bons exportateurs étaient récompensés, par exemple, par l’octroi d’un droit à importer.
A Taïwan, afin de promouvoir l’industrie textile, l’Etat a d’abord confié aux entrepreneurs sélectionnés le soin de transformer une matière première qu’il leur vendait puis leur rachetait après mise en oeuvre jusqu’à ce que ces entreprises aient acquis une autonomie de gestion. Plus tard, l’Etat a "repiqué" les entreprises les plus efficaces dans le champ de la concurrence internationale.
Plus récemment, Taïwan a décidé de concevoir et de fabriquer un petit ordinateur miniaturisé (pager). Le Centre de Recherche taïwanais pour l’électronique (d’Etat)a été chargé de lancer l’opération. Pour ce faire, le centre s’est adjoint le concours des industriels privés les plus performants avec lesquels il a mis au point un prototype. Après quoi, ce prototype a été confié aux entreprises participantes afin qu’elles assurent l’industrialisation et la commercialisation dans la plus totale concurrence.
Ces politiques industrielles empruntent davantage à l’expérience de la riziculture qu’aux enseignements de l’économie néo-libérale. Les pays asiatiques ont plutôt été fidèles à l’enseignement de l’économiste allemand F. LIST pour qui la protection des industries naissantes devait être conçue comme une préparation, à durée limitée, à la concurrence internationale.
Un Etat développeur
Les pays asiatiques ont pu mener ces politiques car ils disposaient d’un Etat "fort" au sens où l’entendait Myrdal, c’est-à-dire un Etat faisant appliquer ses décisions alors qu’un Etat "mou" ne peut résister aux pressions des lobbies. Cet Etat fort a certes protégé les entreprises mais il leur a imposé de respecter des critères de performance et de faire leurs preuves à l’exportation.
L’Etat asiatique est un Etat "pro", à la fois Producteur, Protecteur, Programmateur, Prospecteur. Afin d’éclairer ce paradoxe asiatique de coexistence d’une économie de marché avec la notion d’"Etat capitaliste développeur", dont la principale force réside dans la collaboration entre la bureaucratie et les entreprises, disons que la liberté du marché n’est pas un but en soi mais plutôt un des instruments utilisés pour atteindre des objectifs subordonnés à l’impératif de croissance industrielle et de puissance.
Au lendemain de la faillite des pays socialistes et de leur modèle d’économie planifiée administrée, l’Etat asiatique développeur s’affirme comme un instrument efficace pour mobiliser et rattraper. Il est clair également que le retrait de l’Etat, longtemps préconisés par la Banque Mondiale, au profit d’un "Etat minimum" conduit à l’échec : de multiples exemples en Afrique et ailleurs ne cessent de le prouver. Cela commence à être reconnu, y compris par la Banque Mondiale, où le poids des expériences asiatiques semble avoir ouvert une brèche dans la rigidité des affirmations néolibéralisme.
On sait dorénavant que le succès de l’Asie de l’Est et du Sud-Est (certains parlent de "miracle" !)loin d’être le résultat du "libre jeu des forces du marché", relève de politiques sélectives et ciblées mises en oeuvre par des gouvernements pragmatiques, dont les interventions tendent à promouvoir la concurrence et finalement à "gouverner le marché", selon l’expression d’un économiste américain.
Au-delà des zones d’ombre qui ne manquent pas dans cette région, l’émergence des pays asiatiques offre une base pour le renouveau dans la promotion de ce développement.
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, Asia, Corea del Sur, Taiwán, Hong Kong, Singapur, Tailandia, Malasia, Indonesia, China
Texto original
JUDET, Pierre, 1996 (France)
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