L’art de produire la nature

Dans "La Nouvelle Héloïse", Rousseau décrit avec émerveillement sa découverte du "jardin de Julie", un lieu où le promeneur déambule au sein d’une nature luxuriante. Bosquets impénétrables, friches et broussailles, prés semés de fleurs sauvages, ruisseaux cristallins... Sur les arbres, on cueille des fruits "clairsemés et d’assez mauvaise mine" mais pleins de saveur. Dans le petit bocage, on ne ramasse que des herbes communes. C’est l’image de la nature romantique : tout est frais et "ensauvagé".

Pourtant, ce jardin n’est qu’un artifice, créé de toutes pièces quelques années seulement avant que Rousseau ne s’y promène. Tout y a été planté, les ruisseaux dessinés, les oiseaux attirés par des distributions de nourriture. Puis, comble de la "friponnerie", les jardiniers y ont effacé avec soin toute trace de leur passage. Julie peut ainsi décrire son oeuvre : "la nature a tout fait, mais sous ma direction. Il n’y a là rien que je n’aie ordonné".

Les réserves naturelles françaises seraient-elles en train de devenir des jardins de Julie ? Il y a, non loin de Dunkerque, un massif dunaire où l’on peut observer toute une série de successions végétales, depuis les plantes pionnières jusqu’aux peuplements d’arbres. Son classement en réserve naturelle s’est accompagné d’une action de découverte de la nature destinée au grand public. Aujourd’hui, la dune accueille jusqu’à 25 000 personnes par jour. Las, la dune a sa propre dynamique : aux herbes succèdent les arbustes épineux et les broussailles qui préparent eux-mêmes le terrain aux saules ou aux argousiers. Cela ne va pas sans poser quelques problèmes aux promeneurs (dont l’espace se rétrécit)et aux botanistes (car les orchidées disparaissent). Alors, par une série d’interventions techniques (coupes à blanc, peut-être introduction de l’élevage dans l’avenir)on tente de bloquer cette évolution naturelle afin de pouvoir continuer à présenter aux visiteurs les associations végétales de la série "évolutive" (!)des dunes...

Cet exemple n’est pas un cas unique. Les tourbières, que l’évolution naturelle conduit à la disparition par l’accumulation de matières organiques, sont fréquemment "nettoyées" pour continuer d’offrir aux touristes des paysages... de tourbière. Dans la Brenne on crée de petits lacs, copie en modèle réduit d’écosystèmes de la région, qui accueilleront des végétaux et des oiseaux qui, hors de la réserve, sont menacés par les chasseurs ou par les agriculteurs.

Dans ces mondes clos, entretenus à grand frais, on met en scène un simulacre de nature. Comble de la friponnerie, pour initier le public à sa découverte, l’essentiel est de faire croire que l’illusion ainsi produite est sans artifices. La pression des intérêts économiques et la médiatisation de l’écologie nous conduiraient-elles vers une véritable industrie du faux ?